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D’Orlando en Floride à Caracha au Mexique

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Orlando, Floride, USA : 23:16

C’est l’été, la chaleur de la nuit est tombée depuis plusieurs heures. La transpiration du jour sur nos peaux moites sèche à peine en laissant sa trace blanche sur nos commissures. Nos peaux salées, les plis dorées, bruns et ambrés. La fatigue de la marche. On aimerait s’arrêter sur le bord de la route mais il est temps de rentrer à la maison. Promesse de minuit. Soudain, des explosions se font entendre comme l’annonce d’un orage lointain. Des éclairs illuminent le ciel sombre, de grands traits effilés rouges, jaunes. C’est un feu d’artifice en fait. Inespéré. Le prétexte est tentant. Une bonne raison pour le retard à venir. Mais on ne restera pas trop longtemps. Les premiers éclairs lumineux nous fascinent, accaparant toute notre attention. Des bouquets, des étoiles multicolores. Dans le ciel c’est un festival de lumière et de formes aux couleurs variées. Panaches de fumée, dont l’odeur de brûlé à la retombée parvient à se mêler à l’odeur de foin de l’herbe séchée. On observe à distance le feu d’artifice. C’est la fête. Nos cœurs se serrent. Bientôt la fin de l’été.

Ziglo, Côte-d’Ivoire : 04:16

C’est une cérémonie mystérieuse. Dans la pénombre d’une salle secrète. Une cérémonie religieuse. Le visage lavé, la peau caressée par une tige d’olivier aux feuilles rêches, badigeonnant la peau d’un onguent de résine et corps gras aux propriétés curatives. Elle ferme les yeux pour que le liquide ne pénètre pas à l’intérieur de ses yeux. Le rameau caresse délicatement toute la surface de son visage. Puis il faut l’essuyer. Un drap blanc impeccable lui recouvre entièrement la tête. Le visage disparaît sous ce voile virginal aux plis marqués. Les mains noires de l’officiant appuient sur la tête de la jeune femme pour bien lui sécher la peau. Son visage se devine sous ses doigts. Il frotte le visage avec énergie. Il y a quelque chose de sensuel dans ce geste répété qui tâtonne la toile raide, un indice d’attention déplacée, une lenteur suspecte dans les mouvements saccadés de cette cérémonie. La jeune femme reste impassible sous ces caresses, mais quoi qu’il en soit, il ne faut pas que ses réactions soient visibles. Il faut se voiler la face. Se cacher pour aimer. Ne pas montrer le plaisir qu’on en tire.

Prague, République tchèque : 05:16

Partir à l’aube. Avant tout le monde. C’est plus fatigant mais il y aura moins de monde sur la route. Ce que tu te dis pour te persuader. Les enfants dormiront à l’arrière du véhicule, dans le désordre et l’accumulation des bagages. Une chance d’avoir la paix. Avant le lever du jour, la faim qui tenaille, le besoin de s’arrêter, et les premières chaleurs qui deviennent vite insurmontables en cette saison. Charger la voiture plus que de raison. Tout emporter. Difficile de s’en empêcher. C’est comme un déménagement, chaque année la même histoire. Personne n’arrive à se restreindre. Ne prendre que le strict nécessaire, malgré les mises en garde répétées. Les dernières minutes avant le départ, la tension monte. Le moteur de la voiture tourne déjà. Les enfants sont à l’intérieur. Ils n’ont pas réussi à dormir, trop excités à l’annonce du départ. Ils attendent le départ. Ils dormiront en chemin. La route est longue, interminable. La voiture est pleine à craquer. Mais tu n’as qu’une idée en tête, qu’une obsession sous la forme d’une question : Est-ce que je n’ai rien oublié ?

Rustaq, Afghanistan : 08:16

Un paysage désolé dans l’effrayante lumière du matin. Le soleil d’aplomb. La chaleur, comme la veille, lourde et huileuse, le ciel blanc. Des brumes poussiéreuses recouvrent les champs de craie. Pas un souffle d’air, et le silence est impressionnant malgré les bruits du troupeau. Les chèvres sont dispersés en petits bosquets sur des pâturages arides et des terres à perte de vue. Sur le petit chemin escarpé, les chèvres descendent accompagnées par le jeune garçon qui sifflote sur ce flanc de la montagne en pente douce. Dans la lumière oblique de l’extrême matin s’ouvrent de profonds cratères dorés. L’enfant conduit comme chaque jour le troupeau avec l’impression de faire un bruit terrible. De là, il plonge un regard attendri dans sa vallée. De ce côté, la montagne tombe en pentes raides. Au fond, il aperçoit les maigres terres sans ombre de son village. Tout est minéral ici. Une chape de chaleur et de silence protège le paysage. Le silence n’est troublé que par le froissement des cris d’oiseaux. Le garçon n’entend que le ronronnement de ses oreilles, et la transhumance des bêtes, dans le soleil brûlant, devient soudain parfaitement irréelle.

Busan, Corée du Sud : 13:16

Je m’approche du balcon, c’est un privilège d’être là. Je me tiens à la rambarde, me penche. En surplomb. La circulation des voitures et des bus. Sur la route en contrebas. Les bruits de la ville monte jusqu’à moi. Ils m’appellent et m’étourdissent. Je ne sais plus lire la ville. Je ne suis plus qu’un regard, une distance qui permet d’identifier le lieu et mon appartenance à cet endroit. Je souris, les cheveux au vent. Sentiment de liberté, de légèreté. Rien ne pourra me retenir, m’enfermer, me contraindre. J’ai rêvé que mes parents marchaient devant moi sans s’arrêter. J’essayais de les appeler, en vain. Les souvenirs remontent. Submergée par l’émotion. La ville me murmure ses mots, me parle à l’oreille, se confie à moi dans notre langue commune, nos lieux partagés, comme je rêve en marchant, en avançant dans l’espace, dans l’intensité de sa forme, dans le dédale permanent du réel et les méandres de mes souvenirs. Si le vent cesse de souffler, les nuages danseront, les oiseaux seront désorientés et toi, tu fermeras les yeux, et tes épaules et tes bras se détendront.

Hong-Kong : 12:16

Noter sur une feuille de papier la liste des choses à faire dans la journée, pour ne pas oublier de les faire, pour les ordonner et s’organiser. L’impression que sans cela, ces quelques lignes écrites à la hâte, en noir sur blanc, sur un papier recyclé, un brouillon, comme on trace sur une feuille, pour y voir clair, un dessin, un schéma pour démêler une idée dans sa tête, ou dessiner un plan pour se repérer, on va se perdre ou se noyer dans l’immensité laborieuse du quotidien. Et passer à côté de sa journée. On aime dresser des listes, pour organiser les taches de la journée, les choses à faire, et à l’issue de la journée, se souvenir de ce qu’on a fait, ne rien rater, mais le plus important c’est, après chaque action, de bien prendre soin de raturer ce qu’on avait à faire car c’est terminé, achevé. Le soulagement de la rature. La satisfaction de ce qui s’efface après sa réalisation. Tirer un trait sur ce qui a été fait. Barrer la mention devenue inutile. C’est du passé, fini, achevé. Au suivant. On peut tourner la page.

Caracha, Mexique : 22:16

La peau c’est le paysage humain. Tu as croisé ce garçon autochtone qui avait perdu la pigmentation de sa peau après avoir été adopté par une famille blanche. On racontait son histoire étrange dans ton village. À la lisière de la jungle, il voyait plus loin que les premiers sapins, l’épaisseur du bois laissait deviner d’autres arbres, un cacaotier égaré, des sapotiers noirs aux racines tortueuses, puis quelques quetzals et de nombreux singes hurleurs. Les douces brillances bleutées dans la pénombre du sous-bois étaient tes seuls indices pour progresser dans l’inconnu. Ce qui se jouait entre ton regard et tes désirs, dans leur interstice. La peau a une épaisseur protectrice de plis. Tu t’engouffrais à l’intérieur, dans le dédale de l’épaisse forêt. Des reliefs, des plis, des nuances et des tâches. Tu voyais ton intérieur, le mouvement de tes humeurs. C’était une révélation inattendue. La peau donnait à voir bien plus qu’elle ne masquait. Ta peau était une sentinelle. Et soudain, face à toi, tel un fantôme tout droit sorti des ténèbres de la jungle morte, un homme vêtu d’une imposante combinaison de protection, te fixait derrière son masque.


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