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De Saint John’s à Antigua-et-Barbuda à Chisinau en Moldavie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf


Saint John’s, Antigua-et-Barbuda : 05:41

Sur la terrasse avec vue sur le port de plaisance et la mer au loin, dans l’hôtel de luxe où le couple passe ses vacances, ils abandonnent sur la table du restaurant les mets à moitié terminés, dans le désordre d’une table après le petit-déjeuner. Restes de croissants coincés au fond du panier en osier où ils avaient été dressés à leur attention, miettes de pain éparpillées sur la nappe blanche, tartines beurrées qu’ils n’ont finalement pas mangées, levés trop tôt avec le décalage horaire, pas assez faim, reposées sur une serviette dépliée à la hâte. Il reste un fond de liquide encore tiède dans les tasses de thé, de café. Après leur départ, les oiseaux viennent se poser pour picorer ce qu’ils peuvent avant de repartir aussitôt, de peur d’être chassés par les serveurs qui rôdent à l’affût. Leurs coups d’ailes réguliers pour se maintenir en l’air sans se poser font s’entrechoquer la vaisselle, les tasses et les verres. Les cuillères tintent contre la porcelaine, dans le battement des ailes qui rappellent le froissement d’un papier, comme celui d’un journal, une fois la dernière page tournée.

Podgorica, Monténégro : 10:41

Une main serrée. Dans ce geste intime et chaleureux, d’apparence banale, anodine, qui se prolonge cependant plus que d’habitude, la main au moment de s’enfoncer dans le creux de la paume opposée, les deux pouces enlacés, croisés, demeure sans bouger, maintient légèrement la pression. Le courant passe, on entre en contact. C’est une question de temps. La durée de la poignée de main est révélatrice. Ce n’est pas tant que le temps s’arrête, ils sont ravis au moment de se serrer la main, leurs yeux se croisent, se fixent, s’hypnotisent, essaient de saisir ce que l’autre attend de lui, sans rien dire. Ils croient que c’est possible de se comprendre ainsi, de saisir ce que l’autre à en tête, cela se passe en même temps mais ailleurs, dans leur poignée de main. Le pouce de l’un, au moment de serrer la main de l’autre, pousse un peu trop loin son élan, vient glisser sous la manche du pull de son vis-à-vis, et d’une pointe d’ongle soulève le tissu, s’y introduit. Dans l’interstice indécent de ce qui s’introduit sans entrave ni consentement.

Dedza, Malawi : 11:41

Le jeune homme arrive en centre-ville. L’agitation autour de lui, bruits de circulation et proximité du marché locale. Il descend prestement de son vélo alors que celui-ci roule encore. Il fait quelques pas à ses côtés en ralentissant l’allure. Il a toujours pratiqué le vélo, depuis qu’il est en âge de monter sur ce type d’engins. Pour lui, c’est le moyen de locomotion le plus adapté à sa situation, il habite loin de la ville, pour se déplacer le vélo est ce qu’il y a de plus pratique et de moins cher. Lorsqu’il était enfant, il passait ses journées à faire du vélo, dans son village. C’était sa monture. Il maîtrisait la fougue impétueuse de l’animal, avec lequel il pouvait aller partout. Il avait rapidement dompté le cheval à deux roues comme il l’appelait. Sa robe était de la couleur noire de son cadre, noir. Il s’imaginait arpenter les plaines autour de son village, juché sur la selle de sa fière jument pur-sang qu’il avait réussi à dresser tout seul. Il lui avait même donné un nom. Celui de la marque de son vélo : Gitane.

Neuquén, Argentine : 06:41

Entre une sourde envie de vivre et le vide de la vie. Seule l’âme peut nous sauver. Il existe des chemins détournés, sinueux, à la campagne, on traverse un bosquet d’arbres timides, dont les feuilles au sol indiquent la voie à suivre, laissent deviner, espérer l’horizon à la lumière qui se profile au loin, telle une porte d’entrée vers un lieu merveilleux, un lieu pour s’y retrouver seul, s’y ressourcer. Il existe des entrées secrètes, qui ouvrent sur des mondes inconnus, des films qui se poursuivent au moment où défile le générique, des phrases écrites en marge de nos livres de chevet, des motifs dans des tapis, un éclat de lumière dans un regard amical, une lumière qui vous ravit. Il existe des formules incantatoires qui ouvrent des portes qu’on pensait fermées à jamais : Il était une fois et ce sera. Des formules magiques qui font remonter à l’enfance, où l’on attendait fébrilement le baiser de sa mère au moment d’aller se coucher. Il existe des langues inventées, qu’on crée enfants pour rester incompréhensible aux adultes. Il existe des départs de feux, des sorties de secours, des heures creuses.

Marfa, Texas, USA : 03:41

Dans la nuit profonde. Le ciel étoilé. Sur l’arrête de la montagne, une voiture roule dans l’obscurité. Le mouvement des deux points lumineux de ses phares souligne le chaos de la route défoncée. On dirait deux yeux. La mort, c’est aussi ce souvenir. C’est comme le présent. Avec la distance, le bruit du moteur envahit le ciel avec un décalage suspect, comme un écho inversé. C’est entièrement là, comme le souvenir de ce qui est arrivé. On pourrait crier à l’aide, l’appeler à tout rompre, il ne pourrait pas nous entendre. C’est à peine s’il pourrait nous voir de là-bas, et à la fois, au bord d’être là, avec nous. Dans ce paradoxe de l’espace et du temps. C’est comme l’explosion de cette étoile qui s’est produite il y a des millions d’années et qui a été visible de la terre ce jour là à une heure donnée de la nuit aussi précise que celle de l’apparition soudaine de ce véhicule avant de disparaître. La mort c’est aussi ce présent-là, l’idée qu’on aurait pu ne pas en avoir connaissance.

Banjul, Gambie : 09:41

À sa table de travail, derrière son large bureau en formica, il communique avec une cliente à l’étranger. Elle vient de lui passer une commande mais ne trouve aucune trace de son bon de commande. Il tape avec empressement sur les touches de son clavier de son ordinateur, passant de la discussion en visioconférence par l’intermédiaire de la webcam installée au-dessus de son ordinateur, aux messages qu’il envoie à son interlocutrice en parallèle, lui envoyant les documents dont elle a besoin, non sans difficulté. La communication n’est pas très stable. Les rideaux sont tirés dans la pièce très lumineuse, ce qui l’empêche de se laisser distraire par la vue qu’il a depuis le troisième étage de l’immeuble où sont situés ses bureaux. Les images du visage de la jeune femme avec laquelle il discute commande, procédure d’achat, justificatifs de dédouanement, sont saccadées à l’écran. Son visage disparaît parfois un court instant, fermeture au noir, ou se déforme, un œil en moins, la bouche de travers, un rictus compressé, pixelisé, l’œil dans le vague, et se recompose aléatoirement dans une saute d’image due aux aléas de la connexion internet.

Chisinau, Moldavie : 11:41

Il doit sortir. Un rendez-vous pour un nouvel emploi. Il entre dans le placard où sont rangés ses manteaux, en souriant car il se rappelle le nom de cette pièce sur le plan d’architecte : roberie. Il se glisse à l’intérieur pour y prendre un manteau qu’il ne porte pas souvent, rangé au fond de l’armoire. Il peine à avancer, les vêtements se sont accumulés, années après années, sans qu’il s’en rende vraiment compte, il n’en prend conscience qu’aujourd’hui, en essayant d’avancer tant bien que mal dans l’engorgement de tissus enchevêtrés, manteaux longs d’hiver imitation fourrure, en drap de laine, anorak et doudounes, costumes de ville Prince de Galles qu’il n’a jamais porté, blazer en velours côtelé. La progression de son corps est bloquée par la masse informe des vêtements, il ne parvient même plus à se retourner. Il ne se souvenait pas que la pièce était si profonde, encombrée de tant de vêtements. Il commence à suffoquer, du mal à respirer, son cœur s’emballe, la peur l’envahit, son corps se met à trembler. Il s’étouffe à force de gesticuler en vain.


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