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Vases communicants

Vases communicants : Olivier Hodasava (Dreamlands : carnet de voyage virtuel).

En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits à cette occasion depuis le début de l’opération.

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Pour peu que l’on y soit préparé, on peut l’apercevoir du train quand on quitte Marseille en direction d’Aubagne, Toulon, Nice. C’est juste avant la gare (aux volets fermés quelle que soit la saison) de La Pomme.
Le boulevard Pierre Ménard n’est pas très long (à peine 500 mètres d’une extrémité l’autre). Une portion de droite, courte, un coude, une autre portion sur laquelle les voies se dédoublent. Et puis, c’est à peu près tout. Rien d’emballant de prime abord.
Si je m’en suis approché, c’est bien sûr parce que je m’apprêtais à écrire ici. Au-delà de l’aspect ludique de pareille proposition, au-delà du clin d’œil, ce qui me titillait c’était de découvrir ce qui fait écho, dans cette portion de bitume, au travail de mon hôte (ce que j’en perçois ; j’ai l’impression de n’en connaître encore qu’une infime part mais quand même).

Le boulevard Pierre Ménard n’est pas à proprement parlé un boulevard. Du moins si on s’en tient à la définition (une voie relativement importante, quatre voies de circulation ou plus, avec de larges allées piétonnières sur les bords). Il n’a rien de remarquable, de pittoresque ou de singulier. Mais c’est en cela justement, me semble-t-il, qu’il est passionnant – il force à l’acuité du regard. Il révèle, incroyablement, ce que l’on ne voit habituellement pas ou plus : les containers, les plantes sur les bas-côtés, les abribus.


Ceci dit – et ce pourrait être ici une question liminaire –, qu’est-ce que ça fait de découvrir un boulevard à son nom ? J’aimerais savoir. Le mien (de nom), d’origine slave et plutôt rare, ne me laisse guère d’espoir, un jour de connaître pareille expérience. Bien sûr, je pourrais adopter un pseudonyme (ça m’est arrivé dans le passé). Je pourrais choisir de m’appeler, je ne sais pas, tiens : Pierre Menard (le nom n’est sans doute pas déposé). Et alors, au bout de quelques mois d’usage, peut-être de quelques années, ce nom me deviendrait suffisamment familier pour que j’éprouve à mon tour si ce n’est une émotion du moins un contentement amusé découvrant/redécouvrant un médiocre boulevard marseillais à cheval sur deux arrondissements (le dixième, le onzième).

Si j’ai pris Pierre Menard comme exemple de pseudonyme possible, c’est sciemment. Ce n’est pas pour donner le frisson à celui qui m’accueille, non. C’est parce que ce nom, pour ceux qui ne le sauraient pas, est au cœur même de la question du double, du double littéraire – identique-différent ; entre incarnation magnifique et pâle copie. Car Pierre Ménard, avec un accent sur le e, est aussi un écrivain imaginé par Borges. Il donne du reste son nom à un texte de l’un de ses recueils les plus célèbres : Fictions (éditions Gallimard).


Résumé de Pierre Ménard, auteur du Quichotte (emprunté à Nancy Murzilli – mais s’agit-il d’un emprunt ou d’une réécriture ménardienne ?) : L’étrange projet littéraire de Ménard a abouti à une œuvre inachevée qui se compose des chapitres IX et XXXVIII de la première partie du Quichotte et d’un fragment du chapitre XXII. Borges prend soin de noter qu’il ne s’agit ni d’une réécriture, ni d’une transposition de l’œuvre de Cervantès dans une version contemporaine. Ménard, nous dit la nouvelle, « ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte. » Il n’en réalise pas pour autant une copie, bien que son texte coïncide « mot à mot et ligne à ligne » avec celui de Cervantès. Ménard ne plagie pas Cervantès. Quoique les textes soient identiques, les différences entre les deux œuvres sont multiples, l’œuvre de Ménard n’est pas une tautologie. Borges soutient que nous ne sommes pas en face de la même œuvre puisque le texte de Ménard ayant été produit trois siècles après celui de Cervantès, le style en est archaïsant, et les idées qui s’y expriment y ont une tout autre valeur.

La nouvelle de Borges se présente comme une véritable expérience de pensée qui met en question l’identité de l’œuvre littéraire : sommes-nous en présence de deux œuvres différentes puisque écrites par des auteurs différents, ou de la même œuvre puisque les deux textes sont syntaxiquement indiscernables ?


La question est vertigineuse – plus sans doute qu’elle ne semble l’être de prime abord. Et je ne peux m’empêcher de penser que le monde virtuel que j’explore au quotidien dans Dreamlands est en rapport avec pareilles interrogations. S’il n’en est pas un véritable écho, l’espace de Street View, dans sa relation au monde réel, a quelque chose à voir avec la nouvelle de Borges. Bon, d’accord, c’est un espace encore incomplet (une partie du globe seulement est couverte). Il est même fondamentalement incomplet (une image tous les trois-quatre mètres seulement), il n’empêche. Il n’en est pour l’instant qu’aux balbutiements. Nul doute qu’il deviendra bientôt un plus exact reflet. Et s’il me fascine, c’est qu’il est une marque parmi tant d’autres (je pense à ce rouleau peint par John Banvard en 1846 : une description des rives du Mississippi sur trois cent soixante neuf mètres de long), l’une de ces tentatives sans doute un peu vaines – et en cela incroyablement touchantes –, si profondément humaines, de reproduire le monde. À l’identique.

« À l’identique » a été composé et rédigé par Olivier Hodasava (texte et captures d’images sur Google Street View) pour une mise en ligne le vendredi 1er mars 2013 sur le site liminaire.fr en échange du texte « Detroit, chapitre 4 » de Pierre Ménard sur le site d’Olivier Hodasava dans le cadre des « vases communicants » de mars 2013 (3ème année).


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