« Ce livre arpente le lieu d’une blessure entre nos vies narrées par les fictions, les langages, les codes humains, et le reste de la vie terrestre ». Né d’un cycle de conférences donné par Camille de Toledo à la Maison de la poésie en 2017, Une histoire du vertige entremêle les genres, entre théorie littéraire et récit philosophique, à partir d’œuvres qui ont traversé les siècles, aussi variées que celles de Cervantès, d’Holbein ou d’Hitchcock, pour aborder, à l’aide de la notion de sentiment vertigineux, la crise écologique et politique que nous traversons. « Comme si, en contrepoint des fictions insensées de Sapiens narrans, au bout extrême d’une histoire de la coupure, pointait un autre horizon à partir de l’emmêlement du Je humain avec toutes les autres vies ». Un livre poétique et politique sur la façon dont nous habitons le monde.
Une histoire du vertige, Camille de Toledo, Verdier, 2023.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Et maintenant, je repars du quinzième siècle ; plus particulièrement d’une représentation d’un certain outil qui marque le triomphe, en Europe, d’une manière de voir le monde. II s’agit, tu vois, du perspectographe d’un certain monsieur Dürer, graveur. Je te décris l’image : à droite, un homme, le sujet émergent classique de la Renaissance. À gauche, reléguée du côté des objets : une femme. Entre les deux, une grille, un repère qui permet de saisir les justes proportions, de rendre la perspective. La gravure fait penser à une petite toile scandaleuse, L’Origine du monde, mais elle a ici une fonction amplement technique. Elle tend à expliquer cette nouvelle fabrique du réel une méthode qui s’impose aux peintres, aux architectes, aux cartographes... Sur l’image, le sujet émergent — l’homme de la Renaissance — dessine la femme-objet. Derrière elle, solidaires de sa réification, un paysage, des collines... la nature et ses formes ; ce qui se présente ici, tu vois, comme un progrès — l’invention de l’outil perspective, une représentation géométrique du réel —, dévoile une façon singulière de regarder, d’encoder la vie selon la mesure.
L’observateur, en imposant sa grille, tranche entre l’œil qui calcule et le reste : l’entour, le monde des objets ; il y a cette frontière qui s’impose. À l’époque, en cet âge de la cartographie où l’on arpente la Terre selon les lois de cette science nouvelle de juste perspective — Florence, la ville où s’impose la technique est aussi un haut lieu de la cartographie —, sont rejetées du côté des objets une infinité de formes de vie : le vaste monde que les explorateurs croient découvrir, mais encore, les humains attachés à ces terres lointaines. « Indiens », êtres des confins, hommes de couleur, toutes et tous sont renvoyés du côté gauche du perspectographe, du côté des objets. Voilà le soubassement de cette révolution du regard, sa violence implicite : le sujet et sa certitude mathématique. Qui veut saisir la coupure de notre règne moderne — nos habitations narratives — d’avec la Terre doit garder à l’esprit cette scène primordiale. Quand le sujet tranche entre celui qui voit, mesure, ordonne, et l’ensemble des objets dont il s’arroge le droit de définir les contours. Il y aura à partir là un conflit sur la frontière : celles et ceux qui sont mis de côté, à gauche, auront, au fil des siècles, à mener un assaut contre cette partition du monde. Les admirateurs de la Renaissance ont du mal à l’admettre tant les valeurs de l’humanisme sont glorifiées ; mais il y a dans cet outil perspectif un angle mort et dans cette mort par expulsion, une infinité d’autres manières d’encoder, de narrer la Terre. Il faudra des centaines d’années pour revenir sur cette séparation afin que le lieu du sujet — le côté droit du perspectographe — s’ouvre aux relégués, aux réifiés : des siècles de lutte pour les droits. Et cette longue lutte pour participer à l’énonciation se poursuit jusqu’à aujourd’hui dans les combats pour le droit des entités de la nature : écosystèmes, lacs, forêts, rivières, montagnes... espèces végétales, animales...
Mais écoute, je ne vais pas raconter ici la longue épopée pour sortir de ce lieu des objets, pour accéder aux droits et à l’énonciation. Ce combat des êtres traités comme choses qui, au fil de la modernité, se sont levés pour endosser le statut de narrateur, tu le connais ; il est au cœur de toutes nos histoires politiques : contre l’esclavage, pour les droits des Indiens, des Juifs, des femmes, des peuples colonisés... Ce que je te propose, ici, c’est de voir comment le sujet énonciateur de l’âge moderne a implosé : comment au fil du temps, cet épicentre de l’appropriation a rompu sous la pression des autres perspectives ; et comment, de là, le vertige des nombreux points de vue — le conflit permanent — s’est affirmé en repoussant l’horizon d’un monde commun.
Pardonne-moi, je saute des étapes. Je reprends, si tu es d’accord, quelques décennies plus tard. On est au seizième siècle face à la toile peinte en 1533 par Hans Holbein le Jeune, dite des Ambassadeurs. Regarde : on a devant nous les symboles de ce sujet assuré, confiant, issu de la Renaissance ; celui qui impose ses cartes, ses codes, ses grilles à l’ensemble terrestre. Derrière nos deux virils diplomates, on remarque des globes et des instruments de mesure. Les divers éléments de cette scénographie du savoir témoignent d’une capacité perspective ; et les allures, les poses des deux gaillards disent à la fois leur pouvoir et leur aplomb. Tu me suis ? Ce que je te propose de noter avec ça, c’est l’anamorphose. Tu vois celte forme étrange — est-ce une tâche ? — qui gâche les proportions au bas du tableau ? C’est une hachure qui inquiète nos diplomates en en troublant leur pouvoir et l’assurance qu’ils ont acquis d’un droit à dessiner les cartes, à définir les frontières. Lorsqu’on la découvre, cette forme qui déséquilibre la composition, elle se contracte. Si tu t’observes en biais —c’est le principe de l’anarnorphose — tu verras un crâne, en écho au style des vanités ; un crâne qui infonde cette signalétique du pouvoir. Il est là, ce crâne, au bas du tableau, il guette, il menace. Tu peux voir un « effet spécial » de la peinture : une calamité qui vient démolir l’édifice savant de l’humanisme. Que doit-on y lire, tu penses ? Je vais te dire, j’y vois l’envers du décor, le contrepoint de l’histoire du progrès, le deuil à rebours de la modernité ; l’annonce d’un crime associé à la conquête européenne. L’anamorphose — ce crâne au bas du tableau — c’est l’envers du récit de la Renaissance, l’envers des cités idéales, de la découpe mathématique du monde. Depuis notre temps, on peut lire dans ce crâne en biais : les guerres de Religion, la déportation des populations d’Afrique qui minent l’aplomb civilisant de l’Europe. D’un côté, une dissension de croyance, soit une lutte narrative : les conflits religieux. D’un autre, la réification de millions d’êtres en objets de commerce : une vie objectivée par l’encodage des modernes. Depuis notre temps, tu vois, je trouve dans cette toile une trace de la violence civilisatrice liée au rapt sur l’énonciation. Au seizième siècle, il y a cette affirmation perspective, une illusion d’optique pour ordonner et quadriller la Terre. Mais à rebours, il y a la brutalité de l’encodage moderne et en dépit de la promesse — l’unification de l’habitation humaine par la mesure pour créer un monde commun — les conflits de perspectives qui s’arment et la mort d’une certaine raison qui mine déjà l’avenir.
J’avance vite pardonne-moi, mais c’est pour mieux suivre cette histoire du regard — des focalisations — et comment elle est liée avec notre temps, avec nos démences perspectivistes. Nous sommes désormais au cœur du dix-neuvième siècle. William Turner signe une œuvre sidérante, La Tempête de neige. Ce qui nous appelle ici, dans cette toile, c’est la graduelle progression de l’inquiétude, l’extension du monde tremblé. Après le rappel à la mort dans le tableau des Ambassadeurs, voici le trouble, la fusion des éléments. Au centre de la toile, une voile que l’on devine plus blanche, puis la masse noire plus obscure de la coque, et autour, un tourbillon qui enveloppe le fragile véhicule de l’habitation une arche ? Plus sûrement : un voilier. L’élément solide est dissous par l’élément liquide ; la matière du ciel s’enlace à la matière des eaux. La séparation des modernes s’évanouit au cœur de la tempête ; l’habitat humain devient à son tour vacillant et fragile. Il y a dans cette vision un emmêlement tourmenté du voilier avec la nature. Turner y expose ce que les consciences éveillées du dix-neuvième siècle commencent à percevoir : la jonction intense des sujets humains avec le monde et l’abstraction de leurs séparations. Nous sommes dans l’après-1789 ; l’hybris révolutionnaire a produit ses ruines, les généalogies se réveillent des envoûtements de l’idée d’affranchissement. La puissante narration française a montré aussi un visage de mort. Sur les champs de bataille, les paysages ont été éprouvés ; et Turner montre ces entrelacs de la vie avec la mer, avec le vent, avec les vagues. Sapiens narrans a tranché, il est devenu cette fiction — un sujet affranchi — posé à côté, contre, au-dessus du monde, mais il en a oublié ce qui le lie au reste. Lui, cet être de coupure, s’est fait une idée de plus en plus abstraite de son lien à la vie. Et c’est contre cette coupure que s’élabore cette vision fusionnelle. Dans l’Europe industrielle, besogneuse de l’époque, le trouble de la toile n’est pas compris. Contre l’individu, la frontière, la toile de Turner dit l’inquiétude. Elle pressent la perte liée à l’aggravation de la coupure. Elle dissout la distance du sujet en peignant l’événement — la tempête — d’une reliaison : une habitation entrelacée.
Mais j’accélère encore, tu veux bien ? Nous sommes au début du vingtième siècle. Les promesses d’un monde objectif — qui reposent sur cette fiction de séparation entre le sujet et son entour — annoncées au temps du perspectographe, de Florence, des grandes exploration, s’éloignent. Pour dire cette crise du sujet, des yeux, et cette avancée du trouble, regarde, je te propose qu’on s’arrête sur la toile du violent Picasso : le portrait d’Ambroise Vollard, une peinture que je n’aime pas mais qui nous renvoie utilement à la figure des Ambassadeurs. Voilà, ai-je envie de te dire, voilà tout ce qu’il reste du sujet conquérant du seizième siècle. Il y a dans cette peinture le condensé de deux sciences qui inquiètent la stabilité de la narration.
Ici, ce n’est plus une sensibilité — celle de Turner — ou un drame — les revers des campagnes révolutionnaires — qui remettent en cause le sujet d’énonciation. C’est la science qui désormais le bouscule : la psychanalyse sape les bases de la perspective à partir de ce qui cloche, de ce qui se dérègle en nous. Quant à la physique quantique, elle fait trembler les repères, les grilles de l’espace et du temps. Terminé le monde certain, terminé le bon vieux Je de la maîtrise qui crut pouvoir dompter la Terre. La fiction d’un monde objectivable, mesuré, est remplacée par un réel instable et un sujet branlant. La toile date de 1910, Sigmund Freud a publié L’Interprétation des rêves, Albert Einstein vient de présenter la Théorie de la relativité restreinte. Si le portrait — la barbe d’Ambroise Vollard — fait écho à la toile de Hans Holbein, il en est l’héritier défiguré. Tu vois, on se dira, oui, que l’anamorphose — le crâne — a accompli son travail de sape ; mais ici, regarde, ce n’est plus la mort qui infonde et démolit le sujet. C’est le sujet lui-même qui explose dans sa vie. En ce début de vingtième siècle, les êtres-traités-comme-choses — les descendants d’esclaves — entrent dans le champ politique. C’est l’âge où s’imposent le parlementarisme et ses points de vue multiples ; les sujets féminins inaugurent leurs luttent pour l’égalité ; la Constitution américaine prend acte des conséquences de la guerre de Sécession ; en Europe, sous le nom de lutte des classes, les conflits s’intensifient ; un plus grand nombre d’êtres accèdent à l’énonciation. Le monde au début du vingtième siècle s’anime d’une multiplicité de focales ; et la lutte, bien sûr, tu le sais, se poursuit jusqu’à nous en augmentant la fragmentation et les coupures : des sujets ascendants s’élancent pour acquérir les mêmes droits que celui par qui le rapt a commencé ; et par conséquent, ils amplifient le vertige du temps, quand chacune, chacun, entre en concurrence, pour encoder le passé, le présent et l’avenir en s’affranchissant. »
Une histoire du vertige, Camille de Toledo, Verdier, 2023.
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