| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #15

Anna, une adolescente pour qui le réel s’est fracturé, souffre à l’abri des regards, entendant des voix qui l’entourent, susurrent à ses oreilles, des sons qui envahissent sa tête. Elle aperçoit des lumières derrière les rideaux, surprend des ombres dans le couloir et craint de se regarder dans le miroir car le visage qu’elle y découvre n’est pas le sien, mais un autre, qui se déforme et la terrorise. Elle sait qu’elle appartient à un autre monde, en marge, qui n’obéit pas aux mêmes lois que le monde ordinaire. Avec ce roman hypnotique et envoûtant, Florence Seyvos nous fait entendre la voix d’une jeune fille décalée, terrifiée par cette bête aux aguets qui l’obsède sans cesse et qu’elle finit par accueillir en elle.

Une bête aux aguets, Florence Seyvos, Éditions de l’Olivier, 2020.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« 10

La première fois que je le fais, c’est un matin de printemps, la fenêtre est ouverte, je sais que je suis seule dans l’appartement pour au moins une heure. Je veux reproduire ce qui m’est arrivé en rêve. J’ai l’intuition que c’est possible. Je n’y crois pas, j’aurais honte d’y croire, pourtant je sens déjà que si je n’y parviens pas, ce sera une véritable déception. Alors je m’installe en tailleur sur mon lit, et j’essaie, comme par inadvertance. Ma pensée n’ose même pas formuler ce que je m’apprête à faire. Je respire, je me concentre, j’essaie de retrouver la sensation de mon rêve.
Tout est normal, je ne sens rien. Il ne se passe rien entre le couvre-lit matelassé et moi, rien du tout. Je me résigne et me traite d’idiote. Soudain je vois que je flotte à vingt centimètres au-dessus de mon lit. Je me suis élevée si doucement que je ne m’en suis pas aperçue, c’est un courant d’air frais, venu de la fenêtre, qui m’a avertie en passant sous mes jambes nues. J’essaie de m’élever davantage. Je monte lentement, en écartant les bras pour être sûre de garder mon équilibre. L’air se réchauffe un peu tandis que je m’approche du plafond, mais surtout j’ai l’impression de sentir sa matière, comme lorsqu’on roule à vélo, une légère résistance élastique. Mon vol, si je puis l’appeler ainsi, obéit à ma pensée, mollement, avec un temps de retard. J’ai du mal à régler ma hauteur, mais voilà que j’arrive à avancer, toujours assise en tailleur - je n’ose pas déplier les jambes, je le ferai la fois suivante - et je flotte au milieu de ma chambre, à quelques centimètres sous le plafond. Je m’approche de la fenêtre pour mieux sentir l’air du dehors, et à cet instant j’aperçois, au troisième étage de la maison d’en face, une fille d’une dizaine d’années, qui m’observe. Elle se tient toute droite au milieu de sa chambre, les sourcils froncés. Nos regards se croisent et je vois qu’elle est effrayée. Elle hésite à aller chercher quelqu’un. Alors je lui souris et lui fais, lentement, pour ne pas perdre l’équilibre, un signe de la main, une sorte de salut princier. Son visage se détend aussitôt et elle me fait un signe enthousiaste en retour. Sans cesser de lui sourire, je pose un doigt sur mes lèvres, et je recule pour disparaître de sa vue.

11

Parmi les voix que j’entendais, il y en avait une qui revenait souvent et que j’avais vite appris à reconnaître, une voix de femme, assez jeune, au timbre agréable, aux intonations plutôt sèches, légèrement ironiques. C’était parfois cette voix qui m’appelait de la pièce voisine, mais rarement ; en général, c’était une voix d’homme, qui semblait venir soit du bout du couloir, soit du salon, et qui lançait mon prénom à la cantonade, comme si c’était l’heure de l’apéritif et qu’il voulait me proposer un jus d’orange. Souvent, il y avait deux voix d’hommes en même temps, qui m’appelaient, presque joyeusement. Je me levais, j’ouvrais la porte de ma chambre et je contemplais le couloir vide, je marchais jusqu’au salon, vide également. Cela ne m’effrayait pas. Je me disais, c’est donc ça, quand on devient fou, ça commence comme ça.
La voix de femme, celle qui m’était devenue familière, me faisait peur car elle semblait s’adresser à moi personnellement. Les autres, il me semblait que je les entendais par effraction.
Certaines fois elle était juste derrière ma porte. J’avais l’impression qu’elle y collait sa bouche. Elle appelait doucement : Anna ? Un silence, et puis, de nouveau : Anna ? J’entendais sa voix résonner contre la porte, cela donnait une telle densité à sa présence que j’en étais glacée de peur. J’essayais de respirer lentement, de l’ignorer. J’étais incapable d’aller ouvrir, même si j’étais certaine de ne trouver personne.
Mais le plus souvent, sa voix était dans la pièce avec moi et, étrangement, ce n’était pas si effrayant. J’avais parfois l’impression qu’elle regardait par-dessus mon épaule. Je t’ai vue le faire, c’était une de ses phrases. Il y avait deux ou trois phrases, qui revenaient à tour de rôle. Et c’était sûrement cette répétition qui me rassurait, comme si j’avais eu affaire à un fantôme un peu bête ou au cerveau ralenti. Parfois elle se contentait de laisser échapper une exclamation, un petit ah ? expectatif.
Un jour, elle s’est mise à dire : est-ce que tu me vois ? Elle ne disait plus que cette phrase. Je l’entendais à peu près une fois par semaine, à n’importe quel moment de la journée, dans n’importe quel lieu, et toujours très proche de moi physiquement. Et puis un soir, sa voix a résonné dans la salle de bain, alors que je venais de me brosser les dents. Est-ce que tu me vois ? Dans le miroir, je voyais la pièce vide derrière moi, et je me souviens que j’ai failli répondre : non, je ne te vois toujours pas, alors tais-toi, maintenant. Mais soudain, ce n’était plus mon visage dans le miroir. C’était les traits de mon visage, mais ils ne me ressemblaient plus du tout, ils étaient déformés d’une façon que je n’aurais su exactement décrire, durcis par endroits, épaissis ou amollis à d’autres, et le regard qui avait pris la place du mien me fixait avec une telle détermination et une telle dureté que j’ai poussé un cri. L’instant d’après, mon visage était revenu. Je l’ai pris dans mes mains, et j’ai quitté la salle de bain en courant. »

Une bête aux aguets, Florence Seyvos, Éditions de l’Olivier, 2020., le podcast des lectures versatiles en vous abonnant sur l’un de ces différents points d’accès :




LIMINAIRE le 29/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube