Théo, un jeune homme qui a perdu son père lorsqu’il était enfant, voit ce deuil refaire surface vingt ans plus tard, après le retour inattendu d’une vieille connaissance, un ami perdu de vue avec lequel il aimait se promener en ville. Après son premier roman édité par Publie.net, L’épaisseur du trait où il envisageait la ville dans les deux dimensions du plan, Antonin Crenn nous invite, avec délicatesse et sensibilité, à un voyage avec Théo entre l’Est parisien et le Finistère, en quête de ses origines et de son passé, « un passage dans le temps ou, mieux encore, un empilement : plusieurs époques cohabitant dans un même espace. »
Les Présents, Antonin Crenn, Publie.net, 2020.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Chapitre 7
Il l’entendait, cette fois, dans les lieux mêmes où elle prenait son origine
Théo est imprégné de cette sensation tenace : quelque chose, à cet endroit, le concerne. Il voudrait élucider la nature du lien qui le raccroche à ce point géographique, et il se doute bien qu’il serait nécessaire, pour mener ce projet efficacement, de se pencher sur son passé. Il éprouve cette envie, oui, mais vaguement. Elle n’est pas assez puissante pour mettre en branle un véritable plan d’attaque. Pas assez, en tout cas, pour qu’il dérange sa mère avec cette histoire.
Théo voit sa mère le samedi ou le dimanche. Pas tous les week-ends, mais quasiment. Quand il ne se rend pas dans les Yvelines pour déjeuner chez elle, il lui donne rendez-vous à Paris : il l’attend dans un café ou à la sortie d’une station de métro. Par exemple, ils bavardent en terrasse sur le boulevard de la Bastille, puis ils descendent sur le port de plaisance et, arrivés au bout du quai, ils empruntent la passerelle métallique pour traverser l’écluse. Là, ils passent sous le pont Morland pour continuer leur balade sur les berges de la Seine : la mère de Théo aime partager avec elle. D’autres fois, ils papotent au soleil à la même terrasse de café, puis ils gagnent la rue de Lyon et gravissent les escaliers derrière l’opéra. C’est le départ d’une promenade aérienne au-dessus des boulevards, portée par les arches robustes de l’ancienne voie ferrée de la ligne de Vincennes. Théo a l’impression que tout le monde vient passer ses dimanches sur cette oasis suspendue, que c’est une sorte de point de ralliement incontournable, mais, étrangement, sa mère découvre ce lieu grâce à lui. Elle a pourtant vécu à Paris autrefois ; à défaut de connaître l’état actuel de cet espace vert insolite, elle aurait pu se rappeler sa destination précédente : le chemin de fer – « car elle a fréquenté ce quartier à la fin des années 1970 avant sa transformation. Alors, soit elle a oublié les choses qu’elle a vues à l’époque, soit elle n’y a jamais prêté attention. Elle n’a pas la passion de Théo pour les tracés urbanistiques et les mille-feuilles topographiques : elle prend plaisir à se laisser guider par lui, et c’est déjà beaucoup.
La promenade longe l’avenue Daumesnil et enjambe le boulevard Diderot ; au niveau de la rue de Charenton, elle s’insinue dans un étroit couloir entre deux immeubles modernes, puis s’épanouit d’un seul coup : ses contours se confondent avec ceux d’une placette dont le centre est occupé par un cadran solaire. Théo a beaucoup joué ici, il y a vingt ans, les dimanches qu’il passait avec son père. Sa mère le sait, mais elle ne reconnaît pas la configuration du lieu, puisqu’elle n’y est jamais venue. De cette esplanade de béton s’échappe une passerelle surplombant une vaste pelouse : ici aussi, Théo a des souvenirs. Ce n’est pas innocent s’il traverse cet endroit aussi souvent. La promenade s’enfonce ensuite dans une tranchée : l’ombre favorise le développement d’une végétation plus dense que dans la partie « aérienne, l’atmosphère se fait humide, presque luxuriante. Quand le périple s’achève du côté de la porte de Montempoivre, il faut marcher encore, alors que la mère de Théo en a plein les pattes – c’est son expression – ; il lui explique que, pour se reposer, il faut trouver un café et que, pour trouver un café, il faut remonter cette rue jusqu’au cours de Vincennes. Elle suit le guide, elle sait qu’elle peut lui faire confiance quand il est si sûr de lui.
La mère de Théo connaît peu l’appartement où vit son fils. Il le lui a fait visiter à plusieurs reprises, les premières années, afin qu’elle sache à quoi ressemblait son nouveau décor : il préparait un repas avec Édouard, et l’après-midi s’écoulait en grignotant les chocolats qu’elle apportait toujours. L’invitation a été rarement renouvelée, ensuite, parce que ni Édouard ni Théo ne cultivent, pas même pour eux, l’art d’égrener les heures dans un espace clos. Ils cuisinent peu, leur appartement est étroit, ils ne connaissent pas d’activité intéressante à pratiquer en intérieur. Ils préfèrent nettement jouir des grands espaces, se déplacer dans la ville, refaire le monde au bis« bistrot. Aussi, Théo propose très naturellement à sa mère de partager avec elle ce qu’il croit être le meilleur de sa vie quotidienne ; il ne sait pas qu’elle persiste à croire que la vie quotidienne se matérialise entre les quatre murs de l’appartement et que, partant, elle est un peu vexée de ne jamais être conviée chez lui.
La toute première fois qu’elle est venue rendre visite à Théo, il l’accueillit à la sortie du métro sur la place de la Nation. Elle reconnut aussitôt, à mesure que les escaliers automatiques la lui révélaient, la large devanture à l’enseigne du canon, marquant l’angle du boulevard Diderot et de la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Elle s’était souvent arrêtée là, seule à une table, le samedi vers quatorze heures après avoir laissé Théo chez son père. Elle buvait un petit café sans sucre avant de reprendre son train. Une routine. Elle raconta ce souvenir à Théo, qui l’ignorait, et cet échange leur fit plaisir à tous les deux. Puis Théo dit, en montrant le boulevard Voltaire :
« Tu vas voir, c’est juste là, un peu plus haut sur la droite. »
« Sa mère n’était plus venue à Paris depuis longtemps, en dehors de certaines promenades qu’ils avaient faites ensemble quand il était adolescent, à la manière de touristes, dans des quartiers que Théo ne fréquente presque plus maintenant qu’il est parisien. Aussi, elle observait les façades du boulevard Voltaire avec la curiosité distanciée d’une personne qui les a bien connues vingt ans plus tôt, mais qui n’est pas vraiment sûre de les reconnaître. Elle s’adressa à Théo, mais avec le même ton que si elle pensait tout haut, pour elle-même :
« Quand j’ai rencontré ton père, il habitait dans ce coin-là. C’était près de la Nation, sur ce boulevard, une chambre de bonne minuscule. Il a vécu des années ici avant de s’installer chez moi. »
Cette histoire-là, Théo la savait déjà, mais il l’écouta avec avidité parce qu’il l’entendait, cette fois, dans les lieux mêmes où elle prenait son origine.
« C’était tout petit et les toilettes étaient sur le palier, mais, comme il était quasiment le seul habitant de son étage, il avait annexé une partie du couloir sans demander d’autorisation à personne. Il avait installé un petit « meuble et son réchaud à gaz : c’est là qu’était sa cuisine, ça finissait par avoir presque l’air d’un appartement. »
Ils remontaient le boulevard par le côté impair, ils arrivaient au niveau de la rue de Montreuil.
« Son immeuble ressemblait à celui-ci », dit-elle en montrant l’une des façades du trottoir opposé, quasi identique à toutes les autres.
Lui, montra une autre façade :
« C’est ici que j’habite, maman. »
Il poussa la porte : le sol de l’entrée était orné d’une mosaïque et la mère de Théo aimait bien les mosaïques. Elle le fit savoir, puis elle dit :
« Ça aurait pu aussi bien être cet immeuble-ci, le sien. Ils sont tous un peu pareils. »
En montant l’escalier – le grand escalier, pas l’autre, que Théo n’avait pas encore découvert – elle demanda :
« Comment en être sûre ? »
Depuis cet épisode, l’idée a fait son chemin dans la tête de Théo. Et le « chemin de cette idée vient de croiser une autre ligne : celle qui, verticalement, mène jusqu’au palier où vit son ami, et où règnent ces ondes magnétiques qui le bouleversent si fort. À défaut de savoir où a vécu son père, Théo se passionne pour la réalité contemporaine de son propre lieu : pour tout ce qui est présent, doublement présent dans cet endroit – c’est-à-dire, dans le temps et dans l’espace : ni passé ni futur, et tant pis pour les absents. Mais, il sent bien que ce n’est pas suffisant. Quelquefois, Édouard se fait violence pour lui répéter (car il n’aime pas être insistant, Édouard) :
« Ta mère a forcément gardé, dans une boîte de chaussures au fond d’un placard, des lettres de ton père, des papiers portant son adresse. »
Théo le sait bien. Mais, c’est comme ça : il n’ose pas parler à sa mère de son désir : il préfère mener son enquête seul, tranquillement, discrètement. Mais, de quels indices partira-t-il ? Il n’en a aucun. Ce serait tellement commode, pourtant, de prononcer ces mots, juste quelques mots…
« Tu dois bien te souvenir, maman, si la chambre où il vivait à l’époque « était dans cet immeuble ou dans un autre ? »
Mais, il est possible que, dans le fond, la réalité matérielle n’intéresse pas Théo et qu’il préfère s’abîmer dans des conjectures, dans des fantasmes.
« Le passé n’existe pas, prétend-il. Si on est visité par des souvenirs si tenaces, si l’on parle du passé, si on le désigne par un mot (quel qu’il soit), si l’on est habité par son idée même, alors il est présent. Présent et vif. »
Il a sans doute raison quand il dit : « vif », car cet adjectif qualifie, à la fois, le caractère gai, virevoltant, d’un enfant plein d’énergie ; et la douleur piquante d’une blessure qui n’est pas encore fermée. Décrivant l’attitude de Théo, le mot est doublement juste : quand il s’adonne à la promenade dans les jardins parisiens, quand il dédie plusieurs heures chaque jour à la conversation avec son ami, il le fait avec une énergie absolue, qui n’est pas celle que la plupart des gens consacrent aux plaisirs innocents. Ce que fait Théo dans ces moments-là, il le fait sans légèreté : il fonce tête baissée dans un dérivatif puissant qui lui fait oublier sa blessure ouverte. Il emploie toute sa force à éviter « de parler de la seule chose qui l’intéresse vraiment. Il trace donc, à force de la contourner, des cercles concentriques de plus en plus serrés autour de cette chose. Il se rapproche d’elle inéluctablement »
Les Présents, Antonin Crenn, Publie.net, 2020.
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