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En lisant en écrivant : lectures versatiles #20

Il y a plusieurs générations, suite à la destruction de l’écosystème de la Terre, l’humanité a du choisir entre s’enfouir sous terre pour survivre, ou s’échapper dans l’espace. Envisageant de s’y réinstaller après sa régénération, les humains sont attirés par une zone interdite, un lieu étrange où tout commence et s’achève à la fois. C’est à cet endroit que les protagonistes de ce roman se rendent en pèlerinage à différentes époques, et même à plusieurs siècles d’écarts. Liés les uns aux autres, de manière inextricable et mystérieuse, leurs récits se trament, s’entrecoupent et se font écho. Les différents destins et les multiples temporalités de l’intrigue sont autant de pièces narratives d’une mémoire parcellaire à reconstituer. Un récit éclaté qui joue avec les codes de la science-fiction pour inventer un lieu où convergent tous les récits dans une quête métaphysique et poétique des origines.

L’énigmaire, Pierre Cendors, Quidam éditeur, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




Dialogueur
Usager n° 0
00h 02m 24

Stèle de l’Énigmariste
Paroles de Severnus, bibliothécaire du secret

27. J’allais toujours de citadelle en citadelle, tenant L’Énigmaire ouvert contre ma poitrine, en répétant : « Ce monde ne ment pas. Aucune de ses apparences ne trompe. Ses images n’ont rien d’illusoire. Tout ce qui nous entoure est vérifiable. Avéré. Réel. Cette peau de cerf sous mes doigts ne prend pas l’adroit archer pour mirage. Voyez ! ces torchères, autour de vous, consumant la récolte d’huile de l’an, et ces tambours aux fines membranes animales, et ces danseuses et ces prêtresses, parées pour l’ivresse propitiatoire, toutes ne servent-elles un roi dont le plaisir ici fait loi ? »

28. « Je te connais. Tu es celui que l’on nomme l’Énigmariste », m’a dit un jour Unarus, un anachorète, qui avait sa cellule dans une grotte, au bord du fleuve Tamesis. Il avait entendu parler de moi et de mon rouleau. C’était encore au début de mon voyage, au temps où je m’attardais dans chaque cité, y questionnant chacun sur ce qui n’a pas de réponse, disant à tous en guise d’introduction, mes deux mains serrant L’Énigmaire comme un nautonier privé d’esquif, une rame devenue désormais inutile : « Mon peuple n’est plus. Voici son message dont la charge me fut confiée. »

29. Et comme on me demandait pourquoi, déroulant mon cylindre, je ne le lisais pas, je secouais la tête pensivement, murmurant à moi-même : « Nul ne m’a instruit de cette écriture que je n’entends, hélas, pas plus que vous. » Et chacun de s’étonner et de se disperser dans les ruelles de la cité, mon histoire aux lèvres, en répétant à voix basse à tous ceux qu’ils croisaient : « Celui-là se nomme Severnus, l’Énigmariste, grammairien du vide, orateur du silence. Il ne sait rien. »

SZOR, Adna[
Usager n° 778
00h 14m 48s

Un silence profond me fit passer sans transition du sommeil à l’état de veille. Je mis plusieurs secondes à me réhabituer à mon corps. La sensation de revenir de très loin créait en moi un étrange dédoublement sensoriel. Je contemplai le paysage de la zone depuis un rivage lointain. Un début d’hypothermie en était peut-être la cause.
Je fis quelques pas sans vaciller. Une paix d’une grande pauvreté m’habitait. Je ne dirais pas que rien ne pouvait plus m’atteindre ni m’affecter – je percevais les frôlis du vent sous la brûlure du froid, mon gosier était de pierre –, mais toute chose me parvenait depuis une miséricordieuse distance. Mon corps se mouvait avec une lenteur légèrement euphorisante.
C’est sans doute cet état que les membres de la Divna désignent sous le terme de « transe impersonnelle », une atonalité perceptuelle, que l’on provoque à l’aide de gestes sériels et de combinaisons de sons, dans les centres de Décentration. L’objectif étant d’atteindre un degré d’éveil pacifié, une amnistie mentale, disait Nausikaa Khan, qui favorise la pénétration de l’impénétrable.
Cela décrivait assez bien ce que j’éprouvais.
Je dépassai le panneau sans un regard et musardai, courbée en deux, entre les troncs, serpentins et noirs, d’une forêt naine. Les terriers de lapins y abondaient. Du sable se mêlait à la rocaille. En moins d’une centaine de mètres, le paysage s’était désertifié.
Je m’assis, la tête appuyée à un arbre, quand j’eus conscience d’une présence intérieure qui me parlait.
— Tu as mis du temps pour trouver le lieu.
— Quel lieu, vieille démone ?
Elle balaya ma question avec une mauvaise humeur feinte. Elle paraissait bien lunée aujourd’hui.
— Cette chose-là, que tu as dans ta poche…, reprit-elle.
— Le Dialogueur ?
— Ce cercueil à paroles te sera utile, chipette.
— Je ne sais même pas comment le faire fonctionner. Son reniflement railleur me piqua. Je voulais lui répliquer une parole bien sentie, quand je m’aperçus qu’elle était partie. Je n’eus pas le temps de m’en étonner. Une rumeur de voix, dans mon dos, vibra dans l’air. Des voix d’hommes. Je ne les avais pas entendus approcher. Je me plaquai au sol et redressai très lentement la tête.
Trois opposeurs se concertaient autour de mon sac. Leur visage se tournait de temps en temps vers ma direction. L’un d’eux repoussa le panneau en bois du pied, un autre chargea mon sac sur l’épaule, et le dernier leur emboîta le pas. Je les regardai s’éloigner vers l’ouest, d’où j’étais venue. Aucun ne se retourna.
Le choc me laissa figée, les yeux ouverts, la pensée étreinte par un univers de glace. Des infortunes que j’avais à craindre en chemin, celle-ci était la pire. Ma réserve alimentaire, mon duvet, l’eau, la totalité de mes affaires, excepté celles que je portais sur moi, tout était perdu. Mes papiers, par chance, étaient encore dans mon blouson avec l’argent et mes notes. Quiconque se serait retrouvé à ma place aurait eu le bon sens de retourner au village. Une nuit à l’hôtel, une douche, un repas, et le lendemain, je serais chez moi.
Il m’est difficile d’expliquer ce que je traversais, à cet instant. Je crois que mon voyage à Orze venait d’atteindre, comme dans une rencontre, son seuil d’intimité, cette frontière gardée par les astres, où la décision nous revient, soit de quitter l’inconnu pour le connu, et revenir dans sa zone de confort, soit de pénétrer dans une aurore mutique, là où nos pas convergent avec notre destinée.
La vision de mon appartement me visita et s’évanouit. Le salon de musique, à son tour, disparut de mon esprit avec le piano. Les rideaux de brocart s’effacèrent. S’éloignèrent aussi mes livres et le petit secrétaire à rabat où je corrigeais mes partitions. Lorsqu’il ne resta plus rien, quand mes pensées, d’elles-mêmes, s’abolirent, je me redressai sur mon séant et regardai la zone décliner, s’obscurcir, puis sombrer lentement dans la nuit.
Je respirais à peine.
Je n’étais jamais venue à cet endroit de ma vie. Tout était plus noir sans les étoiles.
Je m’étendis sur le dos, comme je le faisais enfant, pour me perdre dans le ciel. Dans cette position, je pouvais voir la masse opaque des nuages glisser avec la lenteur d’une barque frottant de la quille un lit sableux. Le silence alerte de mon regard et les milliards de kilomètres du vide spatial étaient mes seules sensations.
Les oreilles m’en bourdonnaient.
La musique de la création – de la Chaosphère dirait Nausikaa Khan – est un curieux mélange d’extinction sonore et de chorale silencieuse. Pour une musicienne, il y a là-haut un conservatoire métaphysique fascinant.
Cette musique était celle que les vierges consacrées, le bord des yeux teints, la chevelure liée derrière la tête par une bandelette, entendaient autrefois dans leur temple lunaire. La même musique, les mêmes tonalités, certainement, qu’écoutaient ma grand-mère, et ses voisines de châlits, dans leurs baraques à Ravensbrück. Et moi, sa petite-fille, la dernière des Szor, je porte son nom, comme une seconde chance, une revanche ou, qui sait, un sacre. Je suis venue ici sans pourquoi, sans parce que. Je possède l’anarchisme joyeux des vieilles âmes. Ce lieu me ressemble. On n’y verra jamais flotter l’étendard des victorieux. Pas ici. Cet endroit a subi des annihilations répétées, des printemps noirs dont il est le noyau sans fruit. Plus celui-ci est dur, plus il nous faut nous abandonner, nous fendre, nous déforcer. C’est l’histoire de l’humanité. L’échec a de l’avenir. C’est une grande chance dans la vie, quand cela ne vous tue pas, de soutenir son regard.
J’ai connu ses différents visages : naufrage scolaire, inadaptation sociale, dépérissement amoureux, débâcle financière, déroute spirituelle, et ce corps qui, peu à peu, se lasse. Cette conscience viscérale d’un effondrement, ce savoir-faire de la défaite, m’a insufflé la force, face aux petites certitudes victorieuses des autres, de rester debout, d’enjamber les faux-semblants, l’invective facile comme l’ivresse factice.
Je regarde le ciel, je parle seule dans la nuit.
Les heures s’écoulent. Parfois une courte somnolence me surprend, ou je me réveille brusquement à cause du froid, d’un bruit ou de la faim. Ou c’est l’oreillette, une fois de plus, qui vient de tomber. Je ne me décide toujours pas à l’éteindre, à la ranger dans ma poche avec le Dialogueur. L’écran d’accueil affiche encore la photo, la même en noir et blanc, que parcourent des lignes dentelées, de concrétions et de creux lunaires, d’une blancheur crayeuse. »

L’énigmaire, Pierre Cendors, Quidam éditeur, 2021.

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