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Prix Nobel de littérature 2011

Dans la préface à sa traduction du suédois des œuvres complètes de Tomas Tranströmer, Jacques Outin écrit : « Le passé et l’avenir sont ainsi englobés dans le présent. « Les événements futurs, ils existent déjà ! » peut-on lire dans un poème les concrétisant dans « une foule de gens qui murmurent au-delà des barrières. » Les témoignages de cette présence du passé sont frappants, par exemple lorsque « Goethe partit en Afrique en 1926 dans les costume de Gide et il y vit tout. » Les conditions de cette actualisation de l’histoire sont encore précisées dans un poème en prose : « Le temps n’est pas une distance en ligne droite, mais plutôt un labyrinthe, et quand on s’appuie au mur, au bon endroit, on peut entendre des pas précipités et des voix, on peut s’entendre passer, là, de l’autre côté. » »

Tomas Tranströmer / Τούμας Τράνστρεμερ chromatachromata.com

Gérard Noiret, dont l’œuvre entre en résonance avec celle du poète suédois, écrit dans un article qu’il consacre à Tomas Tranströmer dans la Quinzaine Littéraire « Deux vérités s’approchent l’une de l’autre. L’une de l’intérieur / l’autre de l’extérieur / et on a une chance de se voir en leur point de rencontre. » « Rien n’existe en dehors des positions successives que toute chose occupe dans le faisceau de toutes les perceptions. Il n’y a même plus de « parti pris des choses « possible, seulement un « parti pris des situations » dans lesquelles le scintillement des choses un instant nous apparaît. » Avec plusieurs livres publiés simultanément, plusieurs soirées de lecture publique et des émissions de radio, on peut espérer, que deux décennies après son apparition en France, Tranströmer, va connaître un élargissement significatif de son lectorat et de sa notoriété. Ce serait une question de justice au regard de sa qualité et des efforts de son premier éditeur. Ce serait également une chance pour notre littérature. La découverte d’une poésie ni lyrique, ni critique, ni post-moderniste, ni hostile à la Technique, ni quoi que ce soit de répertorié, pouvant apporter une énergie neuve. On doit néanmoins demeurer prudents. Les conditions d’accueil se sont plutôt restreintes pour ce qui demande de l’écoute, une compréhension des articulations et un ralentissement. Le consumérisme et le spectaculaire règnent (presque) en maître.

On peut espérer qu’avec ce Prix Nobel de littérature obtenu à Oslo, l’œuvre de Tomas Tranströmer soit enfin lue (langue épurée, phrases courtes, ton souvent laconique, par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel).

Sélection de poèmes de Tomas Tranströmer, parus dans ses Œuvres complètes, parues aux éditions Le Castor Astral en 1996 et dans la collection poésie chez Gallimard en 2004, sous le titre : Baltiques :

FACE À FACE

En février, la vie était à l’arrêt. Les oiseaux volaient à contrecœur et l’âme raclait le paysage comme un bateau se frotte au ponton où on l’a amarré.

Les arbres avaient tourné le dos de ce côté. L’épaisseur de la neige se mesurait aux herbes mortes. Les traces de pas vieillissaient sur les congères.
Et sous une bâche, le verbe s’étiolait.

Un jour, quelque chose s’approcha de la fenêtre. Le travail s’arrêta, je levai le regard. Les couleurs irradiaient. Tout se retournait. Nous bondîmes l’un vers l’autre, le sol et moi.

Ciel à moitié achevé (1962)

EXPRESSO

Le café noir du service en terrasse
aux tables et aux chaises aussi gracieuses que des insectes.

Ces gouttes précieuses et captées
ont le même pouvoir qu’un Oui ou un Non.

On les sort du fond de bistrots obscurs
et elles fixent le soleil sans ciller.

Dans la lumière du jour, un point d’une noirceur bienfaitrice
qui se répand très vite dans un hôte blafard.

Il rappelle ces gouttes de noire clairvoyance
que l’esprit happe parfois et

qui nous donnent une bourrade salutaire : vas-y !
Une exhortation à ouvrir les yeux.

Ciel à moitié achevé (1962)

ZONE LIMITROPHE

Des hommes en combinaison couleur de terre surgissent d’un fossé. C’est une zone de passage, un point mort, ni ville nu campagne. Les grues des chantiers à l’horizon veulent faire le grand bond mais les horloges ne suivent pas. Des tuyaux de ciment éparpillés lapent la lumière de leurs langues sèches. des ateliers de carrosserie installés dans d’anciennes étables. Les pierres jettent une ombre tranchante comme des objets à la surface de la lune. Et ces endroits ne cessent de s’étendre. Comme ce qu’on acheta avec l’argent de Judas : « Le champ du potier comme sépulture des étrangers. »

Visions nocturnes (1970)

LA FENÊTRE OUVERTE

Je me rasais un matin devant la fenêtre ouverte du premier étage. J’avais fait démarrer le rasoir. Qui s’était mis à ronronner. À bourdonner de plus en plus fort. À grandir -jusqu’à l’hélicoptère et une voix — celle du pilote — perçait le vacarme, me criait : « Ouvre les yeux ! C’est la dernière fois que tu vois cela ! » Nous décollions. Volions bas au-dessus de l’été. toutes les choses que j’aimais, quel poids ont-elles ? Des dialectes par douzaines dans la verdure. Et surtout le rouge des cloisons dans nos maisons de bois. Les scarabées luisaient dans le fumier, dans le soleil. des caves qu’on avait tirées par les racines arrivaient par les airs. Activité. Les rotatives se lovaient. À cet instant, les gens étaient les seuls à rester immobiles. Ils gardaient une minute de silence. Et les morts de cimetière champêtre restaient surtout figés comme aux débuts de la photographie quand on prenait la pose. Vole bas ! Je ne savais où je tournais la tête — avec l’horizon partagé comme un cheval.

Visions nocturnes (1970)

PLUS LOIN ENCORE

À la grande entrée de la ville quand le soleil est bas. La circulation se traîne, épaissit. Tel un dragon paresseux, étincelant. Je suis une des écailles du dragon. Soudain, le soleil incandescent est au milieu du pare-brise et me submerge. Je suis translucide et une écriture inscrit en moi des mots tracés à l’encre sympathique qui surgissent lorsqu’on tient le papier au-dessus de la flamme ! Je sais qu’il me faut partir très loin traverser la ville et aller plus loin encore, jusqu’à ce que vienne l’heure de sortir et de marcher longuement en forêt. De suivre les traces du blaireau. l’obscurité se fait, difficile d’y voir. Mais là, sur la mousse, il y a des pierres. L’une d’elles est précieuse. Elle peut tout convertir : Elle sait faire briller l’obscurité. C’est un commutateur pour le pays entier. Tout y est raccordé. La regarder, l’effleurer...

Sentiers (1973)

RETOUR

La conversation téléphonique ruisselait dans la nuit et scintillait sur les campagnes et les faubourgs. Puis j’ai mal dormi dans ce lit d’hôtel. Je ressemblais à l’aiguille de cette boussole que, le cœur battant, le coureur de cross porte dans la forêt.

La barrière de vérité (1978)

SOMBRES CARTES POSTALES

I

L’agenda est rempli, l’avenir incertain. Le câble fredonne un refrain apatride. Chutes de neige dans l’océan de plomb. Des ombres se battent sur le quai.

II

Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne prendre nos mesures. Cette visite s’oublie et la vie continue. Mais le costume se coud à notre insu.

La place sauvage (1983)

ÉPIGRAMME

Les bâtiments du capital, les alvéoles des abeilles africaines, du miel pour la fine fleur. C’est là qu’il avait accepté de servir. Pourtant, dans un tunnel obscur, il déployait ses ailes et s’envolait quand personne ne le regardait. Il devait vivre sa vie.

Pour les vivants et les morts (1989)

AU MILIEU DE L’HIVER

une lumière blême jaillit de mes habits. Solstice d’hiver. Des tambourins de glace cliquetante. Je ferme les yeux. Il y a un monde muet il y a une fissure où les morts passent la frontière en cachette.

Funeste gondole (1996)


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