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Argenteuil en trois sets et sept voix

Pour fêter la fin de nos résidences respectives à Argenteuil, François Bon et moi avons proposé à la Médiathèque d’Argenteuil, le samedi 20 octobre de 15h à 19h, 3 sets de lectures-performance avec Marin Fouqué, Hélène Gaudy, Xavier Mussat, Charles Robinson, Joachim Séné, Pierre Ménard, François Bon et Laura Vazquez. Performances et lectures ont alterné avec échanges et rencontres.



Montage vidéo et lecture d’un extrait de la fiction poétique Les lignes de désir, dispositif interactif en cours de création.



Photographie de François Bon



Extraits du texte lu à Argenteuil :

Tous les jours le même trajet, même heure, même place et les voisins de compartiment identiques à la veille. On enlève son manteau, on s’assoit dans le sens de la marche. Et le train démarre. Le paysage défile, toujours le même et jamais tout à fait pareil. Le regard se laisse aller à rêver et glisser à la vitesse du train, des endroits que l’on connaît toujours sous le même angle. Il suffit qu’un jour, le train rencontre un problème technique, une avarie, un accident, et tout s’arrête, se transforme radicalement. La perspective ainsi modifiée nous déstabilise. On ne sait plus où l’on est, pourtant le train s’est juste arrêté dans une gare du parcours, il a fallu descendre, sortir du cocon chaleureux du compartiment pour rejoindre la gare, plus aucun train ne pouvant circuler suite à un accident matériel. On se retrouve devant la gare, sur le trottoir et l’on regarde la foule des voyageurs perdus, sortis d’eux-mêmes et de leur tranquille habitude, mis en dangers, littéralement ailleurs.

Sur le Pont Saint-Louis, une jeune femme accoudée sur le rebord du parapet paraît attendre quelqu’un. Elle ne le connaît pas, ils ne sont jamais rencontrés. L’impression d’un rendez-vous auquel il se rend sans même y avoir été invité. Mais cette image là de la jeune femme à cet endroit précis du pont, sous cette lumière, dans cette position, bras gauche replié contre sa poitrine, posé sur le dessus du parapet métallique du pont, bras droit relevé, main dans les cheveux, le geste de se recoiffer brusquement arrêté dans son mouvement, la joue au creux de sa paume, dans l’attente, c’est une image qu’il gardera toujours en tête, incapable d’en saisir l’origine, s’il l’invente ou la fantasme, cette image s’imprime dans son œil d’abord, dans son esprit ensuite. Il ne devine pas ce qui le fascine, ce qu’il voit de l’image fixe dans son mouvement. Quand il s’approche d’elle, au moment où il pourrait la toucher, à portée de main, elle va se relever, se tourner légèrement vers lui, et lui sourire.

Écrire sur le corps de l’autre, celui que l’on connaît comme l’étranger. Tatouage éphémère. Le corps des mots expose le corps pris dans les mots, son corps à corps avec les mots. Dans le mouvement et le déplacement continuels, l’alliance entre l’écriture et le corps. La musique envahit la pièce de ses rythmes étourdissants. Il faut agir vite, tu le sais, tu saisis son bras comme le fait l’infirmière, avec prévenance, vous échangez quelques mots, pas le temps de parler longuement, au risque de rompre le charme de cet instant. Et tu te lances, le feutre dans la main droite tu commences à tracer les mots directement sur la peau en dessinant les lettres avec attention, une graphie élaborée, soignée. Penchée sur le bras, la jeune femme ne voit pas ce que tu écris, elle le découvre progressivement. La limite entre le corps et le corpus devient alors insaisissable. Lettre à lettre. En écho avec la musique, partition tatouée sur l’épiderme. Dans cette circulation enchevêtrée de sons et de sens.

Il faut nécessairement de la lumière pour vivre. Le présent est notre endroit, notre domicile. Nous avons besoin d’espaces pour vivre. Nous cherchons un lieu mouvant pour nous fixer, habiter ce qui nous réunit et ce qui nous divise. Notre chemin se dessine entre l’ombre et la lumière. Il faut du contraste, un minimum de contraste. De l’obscure autant que du lumineux. L’ombre se projette, s’imprime sur le tronc de l’arbre avec une précision et une finesse de dentelle. Une fraction de seconde. L’écorce est une peau, l’ombre l’habille de son tissus aérien. Aux limites de la pénombre et de l’obscure. Je me souviens de cette photographie des ombres d’un homme et de son échelle à Hiroshima, restées imprimées sur un mur de la ville, à cause de la chaleur dégagée par l’explosion nucléaire. Ce qui faillit dans le monde, ce qui fuit, disparaît, entrecroise absence et présence. Poussière des choses détruites. Rendre vivant le rapport à la mémoire, l’instant du danger. Et soudain c’était trop tard.

Je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu’il s’est passé quelque chose. Or, il ne se passe rien. Les effets de réverbérations indiquent une présence omnipotente, céleste. Les échos démultiplient, décomposent, encore l’espace et le vide glacial. Mais personne ne semble répondre aux échos, personne ne semble vivre ici. On fuit une situation pour une autre. Et, si nous tendons l’oreille, aucun pas ne se fait même entendre, aucun bruit. Tous sont là, fantomatiques. Idée forte de mise en son d’un vide béant prêt à avaler tout le monde, à l’image des perspectives vertigineuses. De nos jours, il n’y a que des situations, toutes les histoires sont dépassées, elles sont devenues lieux communs, elles sont dissoutes en elles-mêmes. Il ne reste que le temps. La seule chose qui soit réelle, c’est probablement le temps. Un monde du silence où il n’y a pas exactement de silence mais une infinité de bruits et dans lequel chacun crée son monde. Fluidité d’une coulée sonore continue.

Celui qui marche en ville, qu’il flâne ou qu’il se rende d’un pas pressé à sa destination, compose une partition qui lui est propre. Ces voies toutes tracées, ces chemins délimités qu’il emprunte impérativement, voies qu’il suit sans possibilité de raccourcis, d’issues de secours ou d’échappées belles. Dans la porosité des espaces publics, le degré de connectivité des rues, tous ces itinéraires contraignant que l’habitude nous fait suivre sans réfléchir, certains s’en affranchissent avec leurs pratiques imprévues, en coupant court à travers le lieu de tous les passages passés, en trouvant l’accès le plus direct possible, délimitant à leur tour une nouvelle voie à suivre qui parfois rencontre l’assentiment de tous. Ces chemins de traverse qui se dessinent progressivement, sous la charge de leurs pas, l’usure de leurs pieds, revenant sans arrêt dessus, nouveaux chemins empruntés par le plus grand nombre. Spatialités et temporalités mouvantes qui nous font ainsi sortir des sentiers battus.

Le provisoire est le propre de la ville. La métamorphose son quotidien. Quand j’ai des doutes, quand je ne parviens plus à réfléchir, que je me sens oppressé et ne comprends plus rien, je me lève et je sors marcher. Pas besoin de but, de direction, je me mets juste en route, en mouvement. La réponse vient en marchant. Il suffit de se promener pour comprendre enfin, y voir clair. C’est comme si le rythme de nos pas, la dépense et l’échauffement de nos muscles, la circulation du sang battant nos tempes, et le souffle court qui retrouve sa vitesse de croisière, nous ramenait à nous, nous ranimait, nous faisant remonter à la surface, ce que le quotidien, le travail et son aliénante répétition, nous font oublier avec le temps. Ce qui se transforme en ville, tous les chantiers, les instructions ou les démolitions, laisse ses traces mais accepte qu’on les ignore. Question de temps et de dimensions. La réponse vient en marchant et c’est la ville qui nous répond. C’est elle qui a le dernier mot.

Un mur qui fait office de miroir, une glace sans tain. Je veux que tu m’écoutes, j’ai besoin de parler. Ta voix ne me quitte plus depuis que tu n’es plus à mes côtés, elle m’entête, l’impression de t’entendre tout le temps, tes paroles s’entremêlent dans le tumulte de mes pensées, ce que l’on me dit ou ce que j’entends, les bruits environnants. Je te demande de ne pas m’interrompre et tu obéis sans me reprendre, presque soulagée mais tu te mets à me poser des questions, comme si tu pensais que c’était nécessaire pour me lancer. J’ai besoin de silence surtout. Je te tourne le dos, assis contre la paroi du miroir et je te parle dans le combiné de téléphone prévu à cet effet. Tu réagis à ce que tu apprends sur moi, ton visage se transforme dans le miroir, mon image se révèle, c’est au moment où tu t’approches de la glace, le nez contre la vitre, les mains au-dessus de ton front pour éviter que la lumière ne t’éblouisse et ne t’empêche de m’apercevoir dans la pénombre, que tu me vois enfin.

Je voyais partout en ville des signes de ta présence, pendant des années je les avais soigneusement préparés, façonnés, aujourd’hui j’en payais le prix fort, je te voyais à chaque coin de rue, les traits de ton visage dans celui de toutes les femmes que je croisais, et même parfois dans ceux des hommes, la détresse et la mélancolie s’étaient emparées de moi. Je te voyais partout. Dans les couloirs du métro. Dans la rue, je suivais des inconnues qui ne te ressemblaient pas vraiment, mais je voulais croire que c’était toi. Tout m’échappait. Ton absence envahissait mes rêves et mes jours. Des signes. Un regard, un sourire, le plissement de la commissure de tes lèvres, l’index caressant nonchalamment le dessus du sourcil, distraite, ailleurs. La manière de relever tes cheveux, de mordiller l’ongle de ton pouce en réfléchissant avant de répondre à une question, de soupirer quand il faisait un peu chaud. De fermer les yeux quand je t’embrassais en prétextant vouloir garder l’image intérieure.

Les murs s’effritent avec le temps, et ce qui a été écrit dessus, lointaine revendication, s’efface parfois ou perd son sens plus vite que ces publicités qui envahissent nos villes. Ici, c’est l’absurdité du système sécuritaire, un temps dénoncé sur ce mur gris et nu qu’une caméra de surveillance cadrait on se demande bien pourquoi, peut-être pour surprendre ceux qui venaient peindre leurs graffitis interdits. La caméra ne fonctionne plus depuis longtemps, pendant à son câble électrique, inutile. Un jeune garçon s’est emparé de l’endroit pour y jouer au ballon, le bruit des rebonds l’amuse, lui emplit la tête. Adroit, il jongle avec sa balle de football qu’il ne quitte pas des yeux, elle tournoie au-dessus de sa tête, à chaque fois qu’il tape dedans, la balle monte un peu plus haut, toujours plus haut, et la voilà soudain qui s’immobilise en l’air, et se fige, comme ces étoiles qui, la nuit, nous fascinent tant, car elles nous racontent avec leur lumière, l’histoire de leur disparition.

J’imagine un miroir qui garde en mémoire l’ensemble des visages qu’il a vus, croisés, au fil de son histoire. Et chaque fois qu’on s’en approche, ce n’est pas notre visage qui apparaît mais l’assemblage hybride de l’ensemble des visages enregistrés depuis sa mise en place. Je sais que ton image y figure en bonne place, et je me réjouis de pouvoir ainsi t’y retrouver selon mon désir, convoquer ton souvenir dans nos portraits mêlés, notre visage commun, celui de notre couple agrémenté de tous nos amis s’étant un jour regardé furtivement dans ce miroir. Mais je me rends compte également de la cruauté de ce projet, figé à te contempler rêveusement dans l’assemblage hétérogène de cette image, ton visage commençant à s’estomper, à s’effacer peu à peu, au détriment du mien qui vient se superposer au tien. Mais je n’ai pas besoin d’un miroir, c’est le souvenir de ton image que je veux garder pour toujours. Ce miroir se souvient encore de toi, de ton visage mais il t’efface quand je m’y reflète.

Avancer dans la rue, s’y projeter, regard à l’affût, enregistrant mentalement tout ce que je vois, ce qui attire mon attention. Le geste d’une femme réajustant à la hâte sa coiffure. Le jeu d’ombres des feuilles des arbres dans lequel le soleil tisse sa résille. Un enfant saute de joie en voulant attraper un pigeon. Un couple s’embrasse, l’homme de dos collé contre le mur recouvert de graffitis. Le photographe ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur. Je découvre plus tard ce que jʼai vu, une fois lʼimage révélée. Vivre le présent de son expérience comme le passé dʼun futur. Mais ne garder que l’essentiel, sur le moment même du trajet, se limitant à deux photos, selon le principe des contacts successifs. Là où d’habitude nous aurions pris des centaines de clichés, se limiter à ces quatre photographies. Ce que l’on retient, des captures d’instants dont la juxtaposition raconte les coïncidences et les rencontres, notre cheminement dans la ville.

Photographie : Ville d’Argenteuil



Vidéos de l’après-midi filmée par François Bon :



Quelques photographies de cette après-midi performance et lecture à Argenteuil :




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