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Correspondances kaléidoscopiques

Nous n’avons pas l’habitude de la lecture hypertexte. Nous croyons la maîtriser en l’utilisant au quotidien depuis des années sur Internet, mais il y a une différence entre lire sur le web et lire une histoire dont les chapitres sont ainsi liés.

Le plus frustrant dans l’utilisation courante des liens hypertextes (plus par limitation ou méconnaissance technique que réel souhait de la part des auteurs), c’est qu’il nous propulse automatiquement hors du livre (en tant que support, c’est à dire en fait du lecteur, support qui nous en permet la lecture) et donc, par ricochet du texte que nous sommes en train de lire.

La volonté du lecteur habitué d’Internet, vis-à-vis de l’hypertexte, c’est d’avancer dans la profusion. S’il ne redoute pas le manque d’information et qu’au contraire, quand il est sur Internet, il avance dans un dédale dans lequel il se plaît à se perdre (disons plutôt qu’il s’y promène souvent sans but, dans l’espoir d’une belle rencontre et l’on parle alors de sérendipité), ou bien qu’il cherche une information, il avance toujours persuadé qu’il y a matière à profusion, sans crainte donc du vide ou de la page blanche.

Ce qui surprend à la première lecture de Ah. c’est plutôt la rareté. « Le livre est assez court, écrit Marie-Anne Paveau sur son blog : Technologies discursives certains lecteurs critiques en font d’ailleurs un défaut, mais c’est ce exactement ce qui correspond à cette nouvelle lecture au doigt et à l’œil. »

« Ah., histoire d’amour imaginée à partir d’échanges menés sur les réseaux de rencontre, telle que la décrit Emma Reel sur son site, a d’abord été une narration déployée sur une douzaine de blogs déployés en réseau, accessibles le plus souvent sous mot de passe. Douze nouvelles composent une déclinaison d’archétypes de la séduction, à travers les représentations de soi aperçues sur Internet et le prisme de quelques figures romanesques. »

Huit courtes nouvelles qui constituent le cœur de ce récit, et si notre lecture joue le jeu (je reviendrai sur cette expression, non dans son aspect ludique, mais pour l’idée d’écart qu’il installe en nous), nous en découvrons quatre autres, en cliquant sur certains mots soulignés à l’intérieur du récit. Mis bout à bout, les textes de ce livre forme donc un « ensemble de nouvelles qui se complètent, mais qui restent ouvertes, et autonomes. » Mais un ensemble qui paraît court pour installer tous les personnages qui tournent autour de la narratrice. La longueur ne compte guère me direz-vous, surtout lorsqu’il s’agit d’histoires d’amour, mais pour la lecture numérique, dont nous sommes au tout début et dont Ah. est une étape importante (premier récit numérique français édité par une maison d’édition d’envergure), c’est autre chose.

Les technologies de lectures numériques (liseuses, puis tablettes) ont développé une ergonomie reproduisant au mieux la lecture sur supports imprimés (papier, typographie, marges, contraste, etc.), pour qu’on puisse lire plus longtemps, s’immerger durablement dans un texte, condition sine qua non pour entrer dans l’univers d’un auteur, le monde qu’il décrit ou analyse.

Dans l’article élogieux qu’Eric Bonnargent consacre sur son blog L’Anagnoste, au livre numérique d’Emma Reel, ce dernier déclare que « Les liseuses modifient en effet notre rapport au livre. On tourne les pages en faisant glisser le bout de ses doigts sur un écran glacé, sans texture, sans odeur et, qu’il s’agisse de L’homme sans qualité de Robert Musil ou de Bartleby le scribe d’Herman Melville, le poids du livre ne se calcule plus en grammes, mais en octets. Le rapport charnel, sensuel au papier est ainsi perdu. Mais si un texte, comme Ah., est conçu pour exploiter les ressources et les possibilités du format électronique, alors cette perte est compensée par un gain. Le lecteur ne se servira plus seulement de ses doigts pour tourner les pages, mais aussi pour déclencher la lecture d’un document audio ou, mieux encore, pour naviguer de lien en lien. »

Même si l’on peut reconnaître que les liseuses, et a fortiori les tablettes, modifient notre rapport à la lecture, ce n’est pas tant dans l’opposition d’un support chaud (le livre et son papier charnel, sensuel, et de poids) contre un support froid (écran glacé, sans texture, sans odeur de l’ordinateur ou de la tablette), l’apport du livre d’Emma Reel est plus profond qui sait en effet « exploiter les ressources et les possibilités du format électronique ». Le lecteur peut tourner les pages, mais aussi déclencher la lecture d’un document audio ou, mieux encore, naviguer de lien en lien.

Emma Reel prend le risque de frustrer son lecteur en lui proposant peu d’histoires (il lui aurait été facile j’imagine d’en ajouter), mais des histoire qu’il peut lire à sa guise, en entier ou non, et lier, dans l’ordre ou le désordre. Et c’est bien là qu’est tout l’enjeu de cet ouvrage subtil. Dans cette répétition.
Si nous lisons l’ouvrage dans sa continuité, nous découvrons des histoires sans lien apparent les unes avec les autres. Si l’on accepte la lecture hypertexte, la possibilité d’interrompre notre lecture brutalement en cours de chapitre (parfois même en cours de phrase), nous sommes renvoyés à un autre chapitre, et les histoires se mettent à résonner les unes avec les autres, sous forme d’échos et de correspondances kaléidoscopiques.

Dans Ah. les liens hypertextes ne nous sortent pas du texte, bien au contraire, ils nous y ramènent en boucle, parfois jusqu’à la surimpression des récits qui troublent le lecteur, dont la répétition gêne un peu au départ (peu habitué le lecteur pense d’abord à un problème technique) intrigue (le lecteur comprend que c’est volontaire), il essaye d’en saisir le sens qui s’éclaire au fil de sa lecture (les récits variés sont interrompus à des endroits que l’auteur à choisi (pas seulement à la fin de chaque récit, comme l’avait fait Cortázar, précurseur, en écrivant « Marelle » dans les années 60), et sur lesquels le lecteur peut également intervenir.

Ah. est une histoire d’amour, de cœurs et de corps, mais surtout de liens. Un texte numériqué, pour reprendre la terminologie de Marie-Anne Paveau. Un récit de l’insatisfaction.

Chaque mois, depuis la sortie du livre, l’auteur publie un des textes de Ah. Chaque texte sera publié sans les liens amenant aux autres pages, qui font la surprise de la lecture sur les tablettes. Mais tout lecteur curieux et patient pourra les avoir découverts au bout d’un an. Cette publication se fait à l’initiative de l’auteur, mais a été acceptée par le Seuil. « Les textes publiés ici peuvent présenter des légères différences avec la version de la tablette, écrit Emma Reel, car l’écriture est un organisme vivant. »


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