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Contacts successifs #7

Musée des Offices, Florence, 7 avril 2017

Depuis de très nombreuses années déjà il était strictement interdit de crier : héler un taxi, appeler un inconnu pour le saluer comme pour l’insulter, se battre et pousser des cris de haine ou de douleur, dans l’habitacle de sa voiture, dans les transports en commun, à l’hôpital les femmes accouchaient bâillonnées, les prisonniers portaient des masques et restaient le plus souvent à l’isolement, il était même interdit de s’amuser en montagne à écouter l’écho de sa voix se perdre dans la vallée.

Il était interdit de parler pour être précis, de s’exprimer à voix haute, de protester, de manifester autrement qu’en silence, dans les cours de récréation la surveillance était draconienne, aucun enfant ne criait en jouant, dans les stades les matchs étaient désormais joués à huis clos, le public ne parvenant pas à garder le silence. Dans les musées, dans la rue, dans les parcs, les concerts non plus n’avaient plus lieu en public, ils étaient enregistrés et le public y assistait en silence de chez lui. Le silence avait été imposé partout. Pour s’exprimer il fallait désormais chuchoter, mais le mieux c’était encore d’écrire. Dans les restaurants par exemple, il n’était plus possible de vociférer pour commander son repas ou attirer l’attention du garçon de café, on écrivait sa commande sur les feuilles disponibles sur chaque table, et le garçon venait immédiatement la prendre sans un mot et vous l’apporter dans un parfait mutisme.

La mesure, censée policer nos échanges urbains, n’avait pas été très facile à faire adopter par les citoyens, surtout par les plus bavards qui voyaient dans cette proposition une atteinte sérieuse à leurs droits fondamentaux, parmi lequel, et non des moindres, celui de la liberté d’expression. Mais la mesure avait trouvé d’insolites alliés dans la société (parmi les sourds muets, les personnages âgés notamment) qui avaient aidé à son adoption.

La mesure s’était vite amplifiée. Seuls les cris étaient interdits au départ, puis l’interdiction s’était rapidement répandue à toutes les autres formes d’expression orales et sonores : les invectives, les insultes, les saluts à haute voix (bonjour, au revoir, comment allez-vous ?), avaient été bannis. Le chant (les hymnes étaient désormais signés), les manifestations, les exclamations, hors la loi. L’indignation, la colère devaient rester privées, même si au fond s’étonnèrent ironiquement les élus elles n’avaient, selon eux bien sûr, pas lieu d’être.

Une nouvelle société était née qui jugeait le cri séditieux, rejeté, chassé de l’espace public comme de la vie privée car il trahissait notre bestialité, notre animalité primitive.

N’en pouvant plus de me contenir, alors que j’allais m’abandonner et laisser éclater ma colère, pousser ce grand cri de soulagement que je maintenais enfermé, prisonnier à l’intérieur depuis trop longtemps, et dont je devais finir par me libérer, voyant bien que je serrais le poing fermé contre ma bouche, le mordant jusqu’au sang, bave et pleurs mêlés, contenant difficilement la colère et le cri qui cherchait à sortir par tous les moyens, tu as mis doucement tes mains sur les miennes. Je ne les ai pas senties tout de suite, j’en étais incapable, insensible, empli de douleur et de rage sourdes.

Tu as caressé tendrement mes cheveux, tu as lentement libéré mon poing de mes dents, de ma bouche, posant précautionneusement les doigts de ta main droite sur ma bouche humide et tuméfiée pour la maintenir fermée et contenir encore un instant ce cri que tu sentais monter inexorablement en moi.

Et tu m’as dit suis-moi. Tu me l’as soufflé mais avec une autorité nouvelle et rassurante. Je connais un endroit, tu verras, fais-moi confiance. Et avec ta main gauche tu m’as montré le chemin à suivre. C’est à peine si je voyais clair, les yeux embués de larmes, de douleur vive, exténué par cette rage amère si longtemps tue, sacrifiée, le front perlé de sueur, dans l’effort de concentration, tout en marchant, hésitant et malhabile, en te suivant à travers les rues nocturnes de la ville.

Je n’identifiais pas le lieu isolé, en périphérie, où tu me conduisais.

Nous avons traversé plusieurs quartiers. La fatigue de la marche n’atténuait qu’à peine ma colère. Je te suivais mais je commençais à douter. C’est à ce moment là que j’ai aperçu de loin le pont de chemin de fer. Tu tenais toujours ma main fermement serrée dans la tienne, et tu m’as montré l’endroit où me hisser sous les piliers métalliques du pont. Nous avons escaladé ensemble le contrefort en terre, gravi quelques marches en béton, des restes, des détritus indiquaient que l’endroit servait souvent de dortoir à des sans domiciles cherchant à rester à l’abri les jours de pluie, et soudain j’ai compris, mon cœur s’est mis à battre d’émotion en sentant trembler légèrement le métal du pont au-dessus de ma tête, l’entendant siffloter dans l’air dans un imperceptible mouvement oscillatoire, une vibration qui devenait de plus en plus intense.

J’ai compris le cadeau tu me faisais.

Dans cette ville où tout nous interdisait de crier, en entendant au loin le fracas du train qui s’annonçait, de plus en plus sonore, je me suis senti plus léger, j’ai levé la tête, tu as enlevé ta main d’un geste décidé, j’ai ouvert la bouche et je t’ai souris je crois juste avant de pousser un grand cri dans l’épouvantable déflagration tonitruante du train dont les roues lancées à grandes vitesse claquaient et crissaient et grinçaient dans une boucle assourdissante et libératrice dans lequel mon cri se perdait enfin, s’effaçait, inaudible et lointain.

Ta main dans ma main, j’ai fermé les yeux, et j’ai senti le souffle de ta respiration, ta bouche à ma bouche, si près de moi que j’aurais pu t’embrasser. Le vent décoiffait nos cheveux en bataille, la bourrasque d’air des wagons nous aveuglait, tandis que ces gifles répétées sans ménagement, sur nos visages ébahis, ivres de vent, devenaient à ce moment précis les plus douces caresses.

Restaurant, Osaka, 24 février 2011

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