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Sable et solde | 36

Un devoir d’expérimentation, un devoir peut-être seulement d’attention.

Tu écris un texte, dans le temps court d’un trajet en train, avec une ligne directrice, une image précise en tête. Celle d’une vue de Paris, de la Seine, depuis le dernier étage de la Bnf. Le texte se construit selon une ligne directrice que tu ne maîtrises pas vraiment, indolente et distraite, une mélodie que tu suis plus que tu ne l’inventes, les paragraphes s’accumulent, s’imbriquent avec harmonie, ce qui te surprend et t’amuse, l’impression d’écrire sans effort, en suivant le fil de tes pensées, et la direction que les mots t’indiquent, dans leurs accidents sonores, leurs correspondances et leurs échos thématiques. Impossible de retrouver désormais ces mots avec précision, une phrase te revient en mémoire cependant, surgit d’on ne sait où, quelle partie reculée de ta mémoire, mais tu sais que c’est trop tard, même si tu la retranscris, tu sais que tu as perdu ce texte écrit dans le train, qu’il s’est effacé, qu’il a disparu, rayé de la carte, comme de la mémoire de ta tablette qui, dans sa synchronisation n’en a gardé qu’une phrase, tu ne parviens pas à savoir pourquoi, quel dysfonctionnement passager en est la cause, à la manière du rêve que tu as tenté de noter ce matin, répondant pour la première fois à la suggestion de ton aide-mémoire, que tu aurais oublié sans cela.

La moquette rouge, le couple qui s’approche de la vitre, lorsqu’il aperçoit le reflet de son visage et que leurs corps se cognent contre cette vitre, d’un bout à l’autre de la pièce, avec la passion de la première étreinte, explorant tous les lieux, dans toutes les positions, avec le secret et puéril espoir de découvrir l’autre dans sa diversité, sous tous les angles, toutes les coutures. Les images remontent, se révèlent selon des procédés que tu avais oubliés, des parcours qui leurs sont propres, inédits, mais tu n’es plus dans le train depuis longtemps, à la maison désormais, donc tout revient dans le désordre, tu sais que tu ne retrouveras pas le texte initial, tu en as fait le deuil, après un long moment de doute et d’incertitude, d’impuissance tenace, une hésitation troublante qui a suspendu le temps de ta soirée entre ses doigts, et t’a empêché de réfléchir, d’agir, de parler, d’écouter tes proches, d’être présent, avec cette envie idiote mais tenace d’attraper ta tête entre tes mains et de pleurer, pas d’autres soulagements, alors tu acceptes de faire ce que tu devais faire après avoir terminé ton texte, il te suffisait juste de le relire, corriger quelques mots et de le publier sur ton site. Tu ne pourras pas préparer l’intervention prévue le lendemain comme tu l’avais imaginé, tu repousses à plus tard, il faut se confronter dès maintenant à cette perte, tenter de combler le manque, sinon tu sais que ce fantôme va te hanter. Il faut écrire tout de suite, sans tarder, s’y remettre, même si le texte que tu vas écrire, que tu écris déjà, n’a rien à voir avec les lignes produites avec allégresse dans le train, même si les nouvelles de ton ami qui vient d’être conduit aux urgences te parviennent par bribes lointaines, coups de fil et messages téléphoniques. Chaque fois que le téléphone vibre, tu trembles, tu n’y peux rien.

Dédales de couloirs sombres, étroits, qui te conduisent vers un ascenseur, monter par strates successives, sas de décompression, au dernier étage de nombreuses personnes invités à une journée littéraire, réunies peu avant pour un buffet improvisé en ce lieu privilégié. Certains discutent, d’autres se sont déjà approchés des grandes tables dressées pour se servir à manger.

Tu fais encore une fois l’expérience que c’est en écrivant que le texte se construit, et pas autrement, par ajouts successifs, patients, au fil des mots, comme on avance au rythme des pas. Tu ne peux pas t’arrêter et réfléchir, prendre trop de distance avec ton texte, sinon tu en perds le rythme primitif, intime, le dialogue que tu noues secrètement avec lui, les doigts frappent les touches du clavier, quelques moments de suspens parfois pour chercher un mot rétif, tu hésites entre deux mots, une expression plutôt qu’une autre, rarement tu reviens en arrière pour corriger, dans cette avancée constante, régulière, la pensée s’éclaircit, s’affirme, les idées jaillissent et tu sais que ton texte prend forme, mais quand, suite à ce souci informatique, tu en perds toute trace, et qu’il ne t’en reste plus que la phrase liminaire, c’est comme un bout de tissus que tu retrouves désolé au fond d’une vieille armoire et qui te rappelle un aïeul disparu, impossible de te souvenir de toute sa vie, à partir de cet unique fragment.

Le premier mot qui m’est venu est vertige. Après de longs moments coincés dans le dédale sombre et étroit des couloirs menant aux ascenseurs qui ne conduisaient pas directement tout en haut…

C’est la seule phrase qui reste de ton texte, tu ne la gardes que pour te souvenir de ce désastre, la perte de ce texte, sans croire qu’il suffirait de la lire pour que tout te revienne d’un coup. Tu ne crois pas au miracle. Il n’y a qu’en écrivant, dans le rythme de la frappe, sa musique si particulière, un peu heurtée, que le texte se reforme peu à peu dans ta tête, qu’il s’articule, mais difficile de le convoquer à nouveau dans son intégralité. C’est un autre texte que tu écris qui s’enrichit de cette perte, se nourrit de ce parcours accidenté, tout en imprévus, et qui entre en résonances avec ce que tu voulais raconter initialement, que tu retrouves peu à peu, avec d’autres mots, et dans un temps qui plus n’a rien à voir.

Je ne parviens pas à me résoudre à prendre une assiette, un verre, me servir à manger et l’ingurgiter comme le font la plupart des convives, je m’approche des imposantes baies vitrées du dernier étage de la bibliothèque et je prends des photos comme à mon habitude, non pas dans l’espoir de garder une trace de ce moment si particulier, de cette vue magnifique, inoubliable, mais pour voir autrement, avec l’aide de l’optique, la mécanique de l’appareil photo. Ce sont les mots qui me reviennent avec précision, une netteté photographique, mais la phrase ne se déroule pas de suite comme je l’espérais. Il faut retrouver cette partie de l’image, et à partir d’elle, composer à nouveau l’image dans son ensemble, pour qu’elle fasse sens, mais là ce n’est qu’un morceau du puzzle, qui seul ne veut rien dire, ne représente rien.

L’image qui s’impose à toi dans ce lieu. L’image de ce lieu.

Deux autres auteurs font comme toi, irrésistiblement attirés par les vitres comme des insectes par la lumière, mais ici ce qui attire c’est la vue, dégagée, sur Paris, sur la Seine.

Il existe des lieux qui se transforment en décors de nos fictions, dans lesquels nous inventons nos histoires, installons nos personnages, et qui viennent s’y ajouter en surimpression, comme dans cette couverture photographique de la ville qu’est Google Street View, qui n’est rien d’autre qu’une carte ; certains endroits ressemblent encore au quartier que je fréquente, à la rue où je vais faire mes courses, le café où j’ai mes habitudes, mais le plus souvent ceux-ci n’ont plus rien à voir avec la réalité, ils nous en offrent une toute autre vision, version divergente, comme celle d’un monde parallèle, celui de villes invisibles.

C’est à un lieu similaire dont je me suis souvenu à la fin de mon texte, j’ai revu, avec émotion, l’appartement de ma grand-mère qui habitait, à la fin de sa vie, en banlieue parisienne. Son immeuble surplombait un petit bois couvrant les voies de chemin de fer en contrebas. Les murs nus de la plus grande pièce débarrassée de ses meubles, fenêtres grandes ouvertes sur l’horizon, ciel dégagé. Les traces laissées au mur, sur la moquette et les papiers peints, par les cadres des tableaux, des miroirs, et les contours des meubles. Le dessin d’une vie. Ce lieu que tu découvres lorsque ta grand-mère y emménage, et quelques années plus tard, à son décès, au moment de vider l’appartement. Seul, dans ce lieu vide, désert, dans un immeuble qui te donne l’impression d’être sans attache, suspendu au-dessus de tout, libre comme l’air. Cet endroit qui s’inscrit dans cet espace-temps, identique dans sa nudité, son vide et son ouverture, dans cette boucle temporelle d’un ruban en forme de huit, tournant sur lui-même à l’infini.

Une page blanche.

Photographie Planche-contact du mardi 20 novembre 2012, à 13h., à la BnF, 18ème étage, Tour 2, 11 Quai François Mauriac, Paris 13ème.

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