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Au lieu de se souvenir (Semaine 05 à 09)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Je n’ai pas de chien, ni de chat. Je ne les supporte pas, c’est physiologique. Des allergies à leurs poils. L’idée de posséder des animaux de compagnie ne m’a jamais effleurée, mais certains soirs, entre chien et loup, l’impulsion de sortir sans raison, de prendre l’air, malgré le froid, le vent léger qui saisit le visage, glace les membres en s’infiltrant entre les tissus des vêtements. Je comprends ce besoin de sortir sans raison. Promener le chien. Faire quelques pas, profiter de ce prétexte de l’animal à ses côtés pour sortir. Cette respiration nécessaire, que rien ne justifie vraiment. Je fais quelques pas, mon appareil à la main. En vacances j’irais voir la mer, ici, à Paris, ce sont les voies de la Gare de l’Est, les arrivées et les départs des trains dans la lumière du jour qui tombe. Prendre quelques images. Croiser des gens pressés de rentrer chez eux ou d’en partir. Les feux vacillants des véhicules, leurs trainées lumineuses jaunes et blanches.

Dans les promenades qu’on effectue, les itinéraires qui se répètent, chercher l’inédit est une affaire de regard et d’attention. C’est une barque abandonnée en bas d’un escalier au bord de la Seine, on pourrait monter dedans et se laisser dériver, jusqu’où pourrait-on aller ? C’est une lumière à travers les arbres d’un jardin. C’est un immense portrait, tableau abandonné dans la rue que plus personne ne regarde et qui attend qu’on l’enlève pour le jeter, le broyer, le brûler. C’est l’ombre gigantesque d’un arbre sur le bitume gris du trottoir qui imite les doigts d’une main qui pourrait nous attraper. C’est l’échafaudage installé autour d’un clocher d’église qui le transforme de loin en pagode chinoise. C’est un emballage plastique transparent qui traîne par terre, qui ressemble à un morceau de verre, la lumière passe à travers et projette des éclats de lumière comme autant de bris de verre. Ce sont des silhouettes en contrejour qui marchent l’une à côté de l’autre. C’est une jeune femme qui jette un dernier coup d’œil sur son portable et finit par s’éloigner parce que le rendez-vous qu’elle attend ne viendra plus. Ce sont des reflets de lumière qui irisent les vagues sur la Seine et lancent des signes que personne ne parvient à déchiffrer. C’est la trainée blanche d’un avion dans le ciel qui dessine au-dessus de la statue équestre d’Henri IV un javelot lancé dans l’immensité du ciel. C’est un pousseur associé à une barge chargés de biocarburant dérivant au centre du fleuve afin de bien passer sous les arches les plus larges d’un pont. Ce sont des façades de pierre qui prennent la lumière d’hiver avant de s’éteindre et de disparaître dans l’ombre dès que le soleil sera descendu derrière le faite des immeubles d’en face. Ce sont des touristes figées comme statue au milieu du trottoir tête baissée au-dessus de leur smartphone pour tenter de retrouver leur itinéraire. Le Louvre c’est de l’autre côté. Ce sont les retrouvailles de vieilles amies d’université qui se retrouvent une fois par an pour déjeuner ensemble, leurs rires sonores à cause de l’alcool bu au cours du repas. C’est le tournage d’un film à grands budgets sur les quais de Seine, tous les abords sont surveillés, personne ne doit circuler, les préparatifs transforment la zone en décor de fin du monde. C’est une forme qu’on repère de loin au-dessus du parapet sur l’autre rive de la Seine, qui intrigue suffisamment pour qu’on fasse le tour pour vérifier qu’il s’agit bien de la reproduction d’une tortue taille réelle. C’est la lumière dorée qui recouvrent tous les bâtiments d’une chaleur nouvelle tandis que le froid s’installe sur la ville et la nuit à venir. C’est tout ce que tu observes mais également tout ce que tu ne vois pas.

C’est un endroit où j’aime revenir régulièrement. Je découvre de nouvelles maisons à chaque fois que j’y monte. Je visite leurs intérieurs en consultant les sites des agences immobilières. Je peux y monter lorsque je fais ma pause à la bibliothèque, à l’heure du repas la Butte Bergeyre est déserte. Pas de voiture ou si peu. Parfois une moto, un passant mais c’est très rare. C’est tout près de la bibliothèque. Je mange un sandwich, vérifie l’avancée des travaux de la Villa Zilvelli, au point mort depuis son rachat par Jean-Paul Goude qui habite la maison voisine. L’ouverture laissée par sa destruction libère la vue magnifique qu’on a à ce niveau de la butte sur tout l’Est Parisien.

Dans la succession des images. Bribes de paroles des inconnus que je croise sur mon chemin. Les gens se disent des choses banales, seules leurs voix retiennent mon attention. Leur grain. Je remonte le temps. Les arbres aux branches nues se détachent dans le bleu du ciel. Une grande partie d’entre elles sont blanchies, on dirait qu’un feu après les avoir calcinées a laissé sa cendre grisée virant au blanc dans le froid. Il s’agit de la fiente des cormorans qui y nichent. Je ne sais pas si je suis le soleil si le soleil me suis. Les folies de la Villette portent bien leur nom. L’inhabité est plus grand et visible que l’habitacle. J’essaie d’apparaître et de disparaître dans ce paysage, son architecture. L’escalier en colimaçon grimpe jusqu’au ciel. Il ne sert à rien qu’à vérifier son vertige. Le temps se rend. En rentrant le soir à la maison j’apprends qu’Adrien Fainsilber, l’architecte de la Cité des Sciences, est mort le jour même.

C’est une expérience inédite. J’ai participé à ma première commission poésie du CNL. J’y ai été accueilli très chaleureusement. Nous étions une dizaine autour de la table et cinq autres ont participé en distanciel à la séance pour déterminer parmi une soixantaine de dossiers qui obtiendrait une aide pour la publication d’ouvrages de poésie ou de bourses d’écriture pour des auteurs. Chaque membre a lu les dossiers des éditeurs et les textes des candidats au préalable, et les présente au reste du groupe en donnant son avis. Si l’avis est partagé par les autres, le dossier est validé avant de l’être définitivement par le CNL en dernière instance, mais la plupart du temps l’avis proposé en séance est retenu. Même si le tour de table est assez rapide, chacun passe quelques minutes seulement à présenter chaque dossier, les avis sont argumentés, discutés, et c’est à la majorité qu’ils sont acceptés ou rejetés. La commission dure toute une journée. C’est un moment d’une grande richesse d’échange. On découvre des auteurs, leurs projets. On discute édition, poésie, création. Je suis ravi d’avoir accepté de devenir membre pour les trois prochaines années. Pour le temps de lecture des textes en amont et l’échange qui suit lors de la commission. Comme dans les ateliers d’écriture, c’est une autre manière d’aborder en creux son propre travail d’écriture.

Lors de notre promenade dominicale, avec Caroline nous traversons deux espaces qui sont au cœur du roman que j’écris depuis plusieurs mois : Rien que les heures. Sur le tracé de la ligne méridienne. Deux étapes du parcours : le Parc Montsouris et la Cité universitaire. Un homme traverse Paris du nord au sud en suivant à la lettre les indications qu’on lui fait parvenir accompagnées de notes vocales décrivant des scènes se déroulant au même instant dans différents endroits du monde. L’accumulation de ces situations qu’il écoute en flot continu sur les écouteurs de son téléphone, forme une constellation d’instants suspendus, d’arrêts sur images qui accompagne sa traversée de la ville d’un bout à l’autre, d’un jour à l’autre. La structure du récit alterne entre deux séries de 60 chapitres, la description étape par étape de la traversée de Paris par cet homme, et les notes vocales qu’une inconnue lui envoie, heure par heure, décrivant en l’espace d’un instant différents endroits du monde au quotidien. S’entendre dire au niveau de la sortie du Parc Montsouris : Ici, c’est l’endroit de la scène des retrouvailles. Et dans le Parc de la Cité Universitaire, c’est la fin du roman. Sentir l’issue proche.


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