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Nous sommes, en réalité, appelés par des quantités d’endroits, par des côtés lumineux, par des soleils, par des rayons, et aussi par le côté noir. Mais c’est le côté noir que nous préférons. Si j’ai décrit Hélène belle, seule, sensuelle, une magnifique jeune fille qui pouvait tout attendre de la vie, et si je lui ai fait préférer le trou noir dans lequel elle a fait précisément le voyage, c’est que là était le goût de partir, beaucoup plus profond que le goût qui consiste à acheter un billet de chemin de fer et à partir pour faire un petit voyage d’agrément. C’était le grand voyage, le voyage que, tous, nous essayons de faire, surtout quand nous sommes jeunes. Les vieillards s’accrochent à la vie. Les jeunes gens ne s’accrochent pas à la vie, se suicident, sont facilement des héros sur les champs de bataille, les jeunes gens aiment la mort. Ils ont envie de ce départ, ils ont envie de partir, ils sont pleins de force et pleins d’action. Je disais qu’il n’y avait absolument que deux choses qui pouvaient enlever l’ennui : c’était l’action ou le sommeil. (...) Pascal dit : "Un roi sans divertissement est un homme plein de misère." Eh bien voilà, cette absence de divertissement, pour moi je l’appelle "ennui". (...) Je vois les gens, autour de moi, s’efforcer de vaincre cette force que, moi, j’ai appelée l’ennui ; s’efforcer par tous les moyens. Le travail est, à mon avis, le seul moyen pour chasser l’ennui. Je vous ai dit l’action (le travail tombe dans l’action) ou le sommeil. Mais le travail, magnifiquement, vous emporte en dehors de l’ennui. Faisons une petite parenthèse : dès qu’on a organisé socialement le travail et les loisirs, des deux côtés, nous avons assisté à ce spectacle de gens qui, à la fin de leurs travaux, ne savent plus quoi faire, et à partir de ce moment-là, s’ennuient. Je n’ai jamais vu s’ennuyer un artisan, ou un paysan, ou mon père par exemple, parce qu’ils travaillaient, et que leur travail leur servait de distraction. Le divertissement de Pascal, à ce moment là, c’était le travail. Voyez, je suis loin de la métaphysique.

Jean Giono, Entretiens, Gallimard, 1952.


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