Mardi 3 juin 2025
Journal du Combat #5
Chantier de la place du Colonel Fabien (Mai 2025)

Le chantier de la place du Colonel Fabien entre dans sa deuxième phase. Plus courte que la précédente, elle se terminera normalement à la mi-juillet 2025. Le réaménagement de la place devrait être terminé en mars 2026.

Les objectifs de cette deuxième phase poursuivent ceux commencés, il y a cinq mois, en début d’année :

  • L’élargissement et la pose de dalles sur les trottoirs situés entre le boulevard de la Villette sud et l’avenue Mathurin Moreau ; entre la rue Louis Blanc et la rue de la Grange-aux-Belles ; et sur le terre-plein du boulevard de la Villette nord.
  • La création de fosses pour des plantations sur ces mêmes trottoirs.
  • Des travaux d’assainissement (collecte et évacuation des eaux usées).
  • Des travaux sur le réseau d’éclairage.
  • La mise en place d’une signalisation tricolore sur la place.

Si j’ai décidé de suivre ce chantier au long cours, c’est bien sûr parce que j’habite tout près et que je passe tous les jours par la place du Colonel Fabien pour aller travailler à la bibliothèque François Villon, située boulevard de la Villette. C’est aussi parce que j’ai toujours été fasciné par les chantiers et l’effet qu’ils produisent sur la ville et ses habitants. Mais mon point de vue n’est pas celui d’un spécialiste en urbanisme, en architecture, en aménagement du territoire. C’est un regard d’écrivain qui utilise l’écriture associée à la vidéo et à la photographie, pour garder une trace du chantier, révéler les changements qu’il produit aussi bien sur la ville que sur ses habitants, en accompagner le déroulement pendant une année.

Dans les différents articles écrits chaque mois pour suivre le chantier, j’ai adopté des approches différentes. Aucune ne me satisfaisait réellement, mais elles me permettaient de tester des approches variées, tout en accompagnant le chantier. Par contre, je garde chaque mois le même nombre de photographies (une soixantaine) et la même durée de film (une vidéo de 6 minutes environ).

Ce qui me captive dans cette expérience, ce sont les similitudes qu’il y a, je m’en rends compte chaque jour, entre l’écriture d’un livre et un chantier urbain. L’objectif final d’un chantier, ici la création d’une forêt urbaine dans le cadre du réaménagement de la place du Colonel Fabien, répond à un cahier des charges très précis auquel les ouvriers sont censés répondre scrupuleusement pendant la durée des travaux. On peut le résumer ainsi : création d’espaces verts, d’une forêt (plantation d’arbres et d’arbustes, de bandes plantées), amélioration de la route, des trottoirs et des sols (désimperméabilisation des sols de la place, élargissement des trottoirs, assainissement des sols), modification du mobilier urbain (travaux de modernisation de l’éclairage et de la signalisation tricolore), transformation de la circulation et de la chaussée (création de pistes cyclables, aménagement de pistes cyclables sécurisées) et développement de nouveaux espaces piétonnisés.

Rares sont les écrivains qui suivent ce type de cahier des charges aussi abouti et détaillé. Et si l’on pense au travail de Georges Perec pour l’écriture de son livre La vie mode d’emploi, ce n’est pas un hasard si l’auteur a choisi cet outil pour concevoir l’architecture de son roman, car celui-ci est justement basé sur un immeuble à l’intérieur duquel les histoires circulent, entre chaque pièce, chaque appartement et les personnages qui y ont vécu ou l’ont traversé. Dans le cas d’un autre de ses projets d’envergure, Lieux, l’utilisation de plans, de calendriers s’explique en grande partie par le sujet même de ces deux livres.

Le chantier rebute souvent le public. C’est bruyant, c’est désordonné. Il faut revenir très souvent pour voir évoluer les travaux, pour comprendre ce qui se passe. Ce qui va se transformer, ce qui va disparaître, ce qui va demeurer en l’état. Le résultat tarde à voir le jour. Il provoque plus d’embarras, de désagréments que de satisfaction. Vivement que ce chantier se termine, disent les passants impatients, même les plus favorables au projet.

Quand je fais régulièrement le tour du chantier, je ne remarque pas tout de suite les évolutions. Parfois, c’est une nouvelle zone que les ouvriers envahissent avec leurs engins, leurs outils, le matériel dont ils ont besoin pour travailler. Parfois, c’est une avancée remarquable par rapport à la veille (le kiosque à journaux devant le siège du PCF déplacé devant la banque, la réouverture aux piétons d’un passage longtemps resté fermé, la mise en terre soudaine des fosses pour les plantations). Le plus souvent, ce ne sont que des signes discrets d’une avancée timide. Je photographie les traces des engins, les sols soulevés aux pierres, pavés et revêtement concassé. Je tente de saisir les gestes des ouvriers au travail (les mouvements saccadés du tractopelle, la masse du rouleau-compresseur, les coups répétés de pelles, de pioches, la découpe sonore des pavés).

Assister à la création en temps réel d’une œuvre est à la fois rare et passionnant. C’est ce que j’apprécie sur le Web. Je me souviens par exemple de l’expérience d’écriture au quotidien menée par François Bon sur son site, Tumulte, entre 2005 et 2006 avant d’être supprimée du site pour être diffusée chez Fayard, dans « une sorte de livre fait tout entier d’histoires inventées et de souvenirs mêlés, ces instants de bascule dans l’expérience du jour et des villes, écriture sans préméditation et immédiatement disponible sur Internet ». Rare, parce que cela exige du temps. Et passionnant parce que c’est ouvert, accessible. En mouvement. Combien de fois passe-t-on devant un chantier au début de celui-ci, curieux de voir ce qui va suivre, mais on n’y revient que bien plus tard, une fois le chantier terminé ? L’immeuble est construit. La friche a été réaménagée. Le temps long est par définition chronophage. On préfère le résultat au processus de création.

L’entreprise que je mène au long cours sur mon site, lorsque j’entame un nouveau projet, une série de textes dont je connais le cadre mais pas toujours l’issue, pour lequel je m’accorde un temps de travail (souvent une année) comme cela s’est produit pour L’Abécédaire des prépositions, L’espace d’un instant, Anima Sola ou bien encore Images de l’instant présent, sans évoquer les projets plus longs (sans limite déterminée, comme mon Journal vidéo par exemple) entre en résonance avec le temps long et ouvert du chantier. Tout le monde peut y accéder, comme on s’approche pour suivre les travaux d’un chantier à ciel ouvert, regarder à sa guise ce qui se passe, et, selon le temps dont on dispose, assister au travail en cours. Comprendre ce qui est en jeu. Imaginer la suite, envisager l’issue. Le plus souvent, ce qu’on voit reste mystérieux, ce qu’on perçoit partiel et fragmenté. On assiste en temps réel à la construction, on en devient le témoin curieux. C’est une autre manière de vivre la ville, comme on le permet pour certains projets de ce site, où les créations qu’on y produit (alliant textes, images et sons) proposent une approche inédite du livre, d’un texte qui s’écrit en mouvement, hors du livre, dans un chantier en libre accès.

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