
« Le passant, c’est-à-dire aussi ce mortel dont Baudelaire dans l’un de ses vers les plus souvent cités, a opposé le cœur fidèle et lent à la vitesse qui rythme les transformations de la ville, le passant, même si c’est à travers le filtre de ma propre expérience, c’est donc lui qui est le fil de ce livre fait d’éclats dispersés : qu’il s’agisse justement de sa démarche ou des rêves que sa traversée de la ville fait lever en lui, qu’il se tienne à l’écart de la mémoire officielle et de ses lieux consacrés pour suivre les soubresauts et les élongations de ses propres souvenirs, qu’il aille à la rencontre d’espaces qu’il n’avait jamais arpentés, qu’il médite sur les visages qu’il croise dans le métro ou qu’il relise le chapitre des Misérables où Hugo invente pour Gavroche une extraordinaire maison qui subvertit la logique monumentale, ou qu’enfin il interroge le hiatus persistant entre l’architecture comme projet et la forme sans fin raturée de la ville, c’est toujours en tant que passant qu’il réagit. D’où l’idée, fortifiée aussi par des réflexions plus proprement liées à l’architecture, que la ville, avant d’être un amas composite de formes fermées, aurait tout à gagner si on l’envisageait d’abord politiquement comme une sorte de centrale ou de fabrique formatrice de passants, autrement dit comme le chœur dispersé d’une communauté que rien ne pourrait fermer sur elle-même et qui, ne tenant pas en place, serait justement, pour cette raison même, l’espace de son rassemblement. »
La ville en éclat, Jean-Christophe Bailly, La Fabrique
Des panneaux ont été installés sur l’ensemble du pourtour du chantier pour informer le public de sa durée et de son objectif. Il s’agit d’imposants panneaux en couleurs qui décrivent en détail les travaux et leur durée. À certains endroits, ils permettent également d’isoler le chantier des passants. Les simulations visuelles de la forêt urbaine une fois le projet terminé contrastent encore très nettement avec ce qu’on peut voir à cette étape du chantier.
La forêt urbaine de la place du Colonel Fabien c’est :
- Un futur lieu de convivialité et d’échanges
- Un ilôt de fraîcheur
- Un lieu qui favorise la biodiversité
C’est un des objectifs de ce journal, noter au jour le jour par la photographie, la vidéo et par le biais de ce texte, les lentes évolutions d’un lieu vers un autre, sa transformation quotidienne. On perçoit encore mal le résultat, mais il se dessine pourtant sous nos yeux. Des indices nous sont donnés. C’est le cas, par exemple, lorsque s’ouvre une nouvelle zone de travail sur la place. Les ouvriers y dessinent au sol des lignes de couleurs variées, ils y ajoutent des chiffres, des signes, des directions, pour marquer le travail à faire, les limites à ne pas dépasser, les objectifs à atteindre. C’est un plan qui s’écrit à même le sol.
Ce sont de grandes dalles en grés qui commencent à être posées pour remplacer les anciens pavés typiques des rues parisiennes. Pour marquer la transformation entre rue et trottoir qui s’agrandissent, ce sont de grands dallages gris clairs et lisses qui ont été retenus, comme souvent lors des réaménagements de places à Paris, Place de la République ou à la Bastille. On peut regretter les anciens pavés, mais on peut espérer qu’ils seront gardés sur la route.
Dans la précédente étape du chantier, où les ouvriers avaient tout d’abord creusés cette zone afin de mettre à jour les câbles et la canalisations à changer, tout a été enseveli sous des couches successives de sables, de graviers, nivelés à chaque étape par des dameuses. L’ensemble a ensuite été recouvert d’un tissus blanc isolant, puis une dernière couche de sable a fini par accueillir les dalles.
La pose de ces dalles, s’est faite à l’aide d’un engin à pince permettant de soulever de lourdes charges. Les ouvriers les scellent ensuite ensuite en ajoutant du ciment, vérifiant régulièrement la régularité que forme l’ensemble de la bordure.
Pendant cela, d’autres ouvriers travaillent à l’ajout de bordures. Dans cette zone de nombreuses bordures viennent délimiter l’espace aux usages différents, zone de circulation et zone de plantation à venir.

De nouvelles zones de travail ont été ouvertes en ce début de mars. Il s’agit d’une large zone sur la route pavée devant la sortie de la ligne 2 du métro et une autre en face, devant le kiosque à journaux qui fait face au Siège du Parti Communiste. Dans ces deux zones, le même travail commence que dans les autres zones au début du chantier. Les ouvriers creusent des tranchées pour mettre à jour câbles et canalisations, qu’il faut changer pour les remettre aux normes et les sécuriser. Mais avant toutes choses, ils démontent le mobilier urbain présent sur place. Il faut les voir enlever un banc et le démonter pièce par pièce avant qu’il soit emporté pour être remis à neuf avant sa réimplantation en ville. Parfois ce démontage est un peu plus long que prévu. On peut voir le banc prendre d’étranges positions qui parfois le rendent presque méconnaissables.
Difficile de ne pas penser au chantier en venant travailler chaque jour à la bibliothèque qui se trouve juste à côté depuis les fenêtres de laquelle j’assiste dans une position privilégiée, à l’incessant manège des engins, des ouvriers qui s’affairent toute la journée. Un seul jour, j’oublie totalement le tumulte du chantier pour un autre spectacle urbain. C’est la Fashion Week à l’Espace Niemeyer, une foule immense est venue attendre l’arrivée de stars du rap, de la K-Pop qui assistent au défilé d’une marque de chaussures streetwear : Off-White. À l’issue du défilé, la foule des badauds se dissémine dans la rue, sur les trottoirs aussi bien que sur la route, les stars posent devant les objectifs des professionnels venus couvrir l’événement et les smartphones de leurs fans avant de remonter dans leur taxi. On ne distingue plus le chantier tant la foule est dense, indisciplinée et joyeuse.
En fin d’après-midi, le chantier ne se termine jamais très tard. Vers 16h, 17h maximum, tout est plié, rangé, ordonné, prêt pour le lendemain matin. Le week-end c’est flagrant, le chantier se termine très tôt. Il va rester deux jours inactif, il faut veiller à ce que les engins soient bien rangés, les barrières de sécurité, bien fermées pour empêcher l’accès. C’est étonnant de remarquer le manège des ouvriers qui, une fois terminé le travail, rangent, nettoient, passent un coup de balai, comme on le ferait pour un chantier en intérieur. Cela évite, par exemple, le lendemain, s’il a plu par exemple, que la zone de travail soit plus difficile d’accès.
Les zones du chantier se multiplient et se complexifient, rendant l’accès à la place d’un bout à l’autre, sa traversée, la circulation piétonne comme automobile, de plus en plus complexe et difficile. Des réguliers embouteillages, des traversées intempestives. Il n’est pas rare le matin de retrouver de nombreuses brèches ouvertes dans les barrières de sécurité protégeant l’accès à la place, en plusieurs endroits.
Après le dallage du centre de la zone entre l’avenue Mathurin-Moreau et la rue de Meaux, le passage qui permettait aux piétons (parfois même aux vélos cherchant à couper au plus court) de circuler en longeant les commerces de ce coin, le Café des Dames, le fleuriste Fleurs de France, le Bistro Fab et le Bar-Tabac À l’unisson qui fait l’angle avec la rue de Meaux a été fermé pour permettre aux ouvriers de finaliser la pose des dalles jusqu’aux commerces. Un passage éphémère, au sol nouvellement dallé recouvert par de grandes planches de bois pour le protéger, est délimité par des barrières et rend plus difficile le passage d’une foule parfois nombreuse aux heures de pointe.
Les travaux du côté du Generator, l’auberge de jeunesse, sont encore très réduits pour l’instant. Après avoir creusé des tranchées, celles-ci ont été vite comblées. Elle sert encore d’espace de rangement du matériel utilisé dans le reste du chantier (câbles, tuyaux, cônes de protection, dallages, etc.). De la même façon, rue Claude Vellefaux, sur le trottoir et une large partie de la rue qui longe la banque, un empilement de dalles est remisé, en attente d’être posé.
Parfois, j’oublie l’origine du titre donné à ce journal, Journal du Combat, mais au beau milieu des travaux, cela me revient d’un bloc : le bruit d’un marteau-piqueur sur les pavés ou le bitume rappelle celui des mitraillettes. Les avancées progressives des différentes zones du chantier qui paraissent désordonnées aux yeux du néophyte s’apparentent au plan de bataille dans une zone de conflit. Les avancées, les mouvements pour battre en retraite, pour sécuriser une zone, en empêcher l’accès, pour monter à l’assaut et tenir une position, ou creuser une tranchée, toutes ces expressions sont ravivées au quotidien, aux abords du chantier.