

Éric Chauvier propose une méditation dense et poétique sur l’histoire de l’humanité. Depuis l’émergence de la bipédie jusqu’à l’ère de l’intelligence artificielle, il retrace les grandes étapes du progrès humain : la maîtrise du feu, l’apparition du langage, l’invention de l’agriculture, le développement des technologies modernes. À travers ce récit épuré et philosophique, l’auteur interroge notre rapport au temps, à la finitude et au progrès. Chaque avancée est perçue comme une tentative de conjurer l’angoisse de la mort, un effort pour dominer l’incertitude inhérente à la condition humaine. Mais ces progrès nous apaisent-ils réellement ? En explorant cette quête illusoire d’un dépassement de soi, l’auteur invite à une réflexion profonde sur notre destin collectif et sur ce que signifie véritablement être humain.
Un lac inconnu, Éric Chauvier, Éditions Allia, 2025.
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Dans l’histoire de l’espèce, le vent est un protagoniste décisif. Né d’une plaine inconnue, il porte en lui des clameurs suspectes, des voix qui attirent leur attention, des voix identiques aux leurs et, pourtant, différentes. Tout vibre et s’emballe autour d’eux, tandis que leur foyer devient triste, calme, bancal, esseulé. Ils font l’expérience du contraste, ce qui constitue un changement notable dans le cours étale de leur existence et laisse émerger une possibilité nouvelle : la tentation. Ce principe élémentaire se vérifie déjà. Ils sortent de leur grotte, dressent un campement de fortune sur une hauteur, dans une forêt de conifères, et commencent à observer l’agitation de la plaine. Comme tout est lent, comme tout est gourd, erratique, ils passent plusieurs saisons à scruter cette effervescence d’ombres, de silhouettes, d’outils, d’armes, de chairs, de couleurs, de clameurs, de chants. Bientôt, leur désir devient irrépressible. Ils s’enhardissent et se dirigent vers la plaine.
Une fois passés les conflits mortels, les désaccords insolubles, les chairs dévorées, les énucléations, les coïts sans rituels, des contacts s’établissent. Ils partagent avec les voix de la plaine des arts de faire, de la nourriture, de la main-d’œuvre, des outils, des façons de grogner, de se caresser, de s’accoupler. Ils développent collectivement leurs compétences en matière de contrastes. Exacerbent le cuit, exècrent le cru. Grognassent la nuit, finassent le jour. Criaillent la vie, murmurent la mort. Invectivent le prédateur, bourdonnent le gibier. Soufflent la pluie, gémissent la neige. Ils affinent aussi, immanquablement, ce qu’il convient de reconnaître comme des principes élémentaires de vie sociale. Et lorsqu’ils ne s’adonnent plus à l’art du contraste, ils scrutent de grands oiseaux aux ailes noires qui sillonnent le ciel. Ce peut être aussi des abîmes, des carcasses de gisants, des animaux putréfiés. Personne n’a pris la mesure de ces visions. À écouter les exégètes de l’espèce, cette période de contact constituerait un progrès notable, pour ainsi dire le début de l’aventure finale. C’est omettre qu’ils comprennent désormais tout ce qu’ils peuvent perdre. La tragédie peut véritablement commencer.
Ils se détournent peu à peu de la poésie primordiale. Pourquoi se perdre dans les lieux hostiles si l’effervescence domine désormais leurs jours et leurs rêves ? Les ténèbres deviennent métaphoriques, ce qui constitue une étape déterminante dans l’art de la diversion. En atteste ce cheval au flanc constellé de flèches. Cette blessure semble avoir été infligée après coup. Ils ne dessinent plus seulement des animaux blessés, mais blessent, de façon délibérée, l’image des animaux. Leurs gestes créatifs ne se réfèrent plus au réel représenté, mais à l’image elle-même. Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce, ils créent une dimension virtuelle où projeter leurs angoisses. Ils n’ont plus à gagner les souterrains hostiles. Ce monde liminaire est désormais intégré à leur foyer, ce qui offre une autre contradiction de taille : comment pourraient-ils se perdre dans le familier, s’oublier dans leur propre demeure ? L’espace domestique est une illusion bien sûr, mais ils l’acceptent au nom de cette vie d’effervescence avec ses promesses de conquêtes, confortant ce qui deviendra le credo de survie de l’espèce : l’accommodation des illusions.
Au hasard de leurs déplacements, ils découvrent une colonie d’autres représentants de l’espèce, évoluant près d’un fleuve, consommant de la chair parfumée, captant des éclats de lune pour les accommoder à leurs festins. Postés sur une éminence rocheuse, ils observent. Et leurs désirs s’aiguisent. Au fur et à mesure, le silence de leur foyer redevient assourdissant. Dans leur regard, de l’inquiétude puis du désir, encore, un affreux désir impossible à contenir. Ce qui les attire est sans remède : ce sont les stimuli, le murmure du monde, son perpétuel mouvement d’effondrement et de reconstruction. Sur cette grève où chacun s’affaire, les huttes paraissent plus grandes et mieux bâties que les leurs. Et puis ces autres parlent plus fort, rient de façon plus musicale, s’émeuvent de façon plus élaborée. Ils ne peuvent résister, se dirigent vers le fleuve. De nouveau, ce sont conflits mortels, désaccords insolubles, coïts sans rituels. Puis des contacts s’établissent. Ils découvrent des areurs, se mêlent à des archers, à des caboteurs, à des boquillons, tous transportant leurs outils, leurs compétences, leurs façons de parler. Et l’effervescence s’accroît, mute en une matière précieuse que l’espèce poursuivra passionnément, compulsivement, jusqu’à rendre sa quête impossible.
Quand le crépuscule descend, quand les stimuli déclinent, c’est la prostration, l’accablement, le vide, l’abîme. Apparaissent les spectres, les ombres et les mânes. Heureusement, les hameaux se dotent de greniers pour stocker les denrées, d’échoppes rudimentaires, d’enceintes fortifiées, protections nécessitant une âme dirigeante, aventureuse, agitatrice, inspiratrice, emplie d’espoir, en bref un chef capable de captiver ceux qui cèdent à l’angoisse. Ceux-là l’écoutent avec attention, qui leur parle d’horizons à conquérir, d’un devenir commun basé sur le partage de techniques repérées dans d’autres hameaux, des techniques en matière de culture, de poterie, de navigation, de confection de vêtements, d’hydrologie, de métallurgie. Il leur parle aussi d’embrasement, d’enchantement, d’éblouissement, leur inocule une fièvre embaumée de parfums, de nectars, de délices moirés. Et plus cette fièvre monte, plus la possibilité de leur mort leur semble s’éloigner, plus l’effroi s’estompe. Quant aux chefs, ils s’approprient peu à peu le pouvoir découlant de cet art de distiller la fièvre. Dans leur esprit s’impriment des mirages de stimuli : une cité. Ils mettent à profit les crépuscules et les morsures de l’angoisse pour intimider leur auditoire : la cité s’opposerait fondamentalement au trépas, serait sa diversion parfaite.
Tirant avantage d’autres crépuscules, les chefs de colonie s’improvisent chefs de guerre, plongent leurs vibrants rêves de cités dans le venin de la terreur. S’élaborent des hiérarchies primitives : sur les crêtes et les sommets trônent ceux qui peuvent ériger des rêves de cités ; dans les plaines et les fossés, c’est le reliquat qui vit de ses peurs et s’en va combattre. À la seule fin de défendre leurs intérêts et ceux de leur entourage immédiat, les chefs de guerre ordonnent les pillages et les tueries desquels jaillira la lumière des cités. C’est un refrain si grossier et si funeste que les représentants de l’espèce pressentis pour combattre devraient l’exécrer. Mais le crépuscule. L’abîme. Le vide. Les ombres de la nuit. Ils sont si accablés qu’ils se soumettent aux paroles du chef de guerre.
L’angoisse des guerriers se justifie dès les prémices de la bataille. Les tueries de masse surpassent en effroi leurs pires cauchemars nocturnes. Dans le feu, le fer agace, fait transir, mord, transperce les tissus, brise les os, déchire la viande. Il faudrait s’habituer à cette fange de sang, à ce fracas de métal, à ces cris atroces, à ces sanglots, à ces gémissements, à ces spasmes. S’habituer ? Une telle chose, en réalité, ne se peut pas, ne se pourra d’ailleurs jamais dans la suite de l’histoire. Effroyablement mutilés, les survivants écoutent les paroles du chef de guerre leur rappelant que les rêves de cité ont un prix. Mais l’auditoire gémissant se prend à douter et n’entrevoit guère que la perspective d’une tuerie programmée. C’est une innovation notable de l’espèce que de parvenir à vaincre l’incertitude de la mort en orchestrant ce qu’il convient de reconnaître comme un suicide collectif. Se répéter comme un mantra que ce n’est pas une malédiction ne suffit pas pour éloigner durablement cette hypothèse.
Lorsque la victoire est au bout, les chefs de guerre rétribuent des conteurs pour que leurs triomphes soient gravés dans l’éternité. Ils déclinent avec emphase de nouveaux statuts délirants, s’autoproclament princes, flambeaux, éclaireurs, chambellans, caïds, caciques, grands gardiens, guides suprêmes, animaux prédateurs… Tout pousse à penser qu’ils entrent dans une phase de délire mégalomaniaque et, bien entendu, autodestructeur. Ces statures nouvelles leur permettent cependant d’ordonner des massacres depuis l’arrière de la bataille, autrement dit depuis des zones sécurisées. Ils établissent des schémas tactiques au sein desquels les guerriers deviennent des entités abstraites, des modèles d’attaque, de défense, d’encerclement. Le sacrifice de la vie se fait possibilité stratégique. Plus les chefs de guerre renforcent leur pouvoir symbolique, plus la vie de leurs soldats devient théorique et sacrificielle. Ils s’en détachent, vivent désormais sur des hauteurs d’où ils peuvent observer à loisir le mouvement de leurs troupes. Alors, seulement, leurs angoisses s’apaisent.
L’accumulation exponentielle de butins suscite la convoitise d’autres cités qui entrent à leur tour en guerre. En cas de défaite, les soldats sont réduits en esclavage, déportés, horriblement persécutés. En cas de victoire, redevenus artisans, paysans ou commerçants, le peuple sacrificiel jouit du spectacle continu de la cité. Des stimuli, partout des stimuli. Ces anciens fantassins adhèrent sans réserve à ce foisonnement de vie, aux échanges, aux silhouettes, aux visages, aux jeux de regards, à la gestuelle, à l’empressement, au tumulte et puis, bien sûr, à la marchandise, qui vient de loin, qui s’expose, se désire, passe de main en main. Pour comptabiliser ces denrées productrices de stimuli, on invente des hiéroglyphes, des pictogrammes, des alphabets, des calculi. Des tablettes d’argile comptabilisent les marchandises en provenance d’imposants bateaux d’où débarquent des bâtisseurs, des architectes, des armateurs, des marins qui, à leur tour, se mêlent à l’effervescence. Tous les sens sont sollicités. Chacun s’affaire à sa boutique, à sa fonction, et rêve au monde qui s’étend au-delà des murs d’enceinte : des horizons à conquérir, qui désorientent, que des voyageurs décrivent avec l’accent de désirs inédits. L’effervescence se mue en frénésie. Et l’angoisse se dissipe un peu plus. Peut-être même pourrait-elle disparaître. Il leur suffirait de commercer sans pause et sans retenue. Ce plan sera suivi à la lettre.
La cité est au bord de l’implosion. Devenus princes ou tyrans, les chefs de guerre comprennent qu’un excès de commerce et de stimuli mène à la libération de pulsions désirantes et au chaos. Les princes et les tyrans tentent d’abord de résoudre le problème par la violence de masse, mais ils vérifient l’absurdité de décimer une population qui garantit l’économie de la cité. Une autre solution s’impose à eux : l’appréhension de la mort, que l’effervescence a diluée, pourrait être ravivée. Des fictions de divinités locales sont créées par des conseillers passés maîtres dans l’art de la dramaturgie. Ils façonnent ces entités à l’image des tyrans, leur associent des rituels de mort et de résurrection, ordonnent au peuple de respecter ces superstitions afin d’accéder à une vie après la mort. Dans le cas contraire, sermonnent-ils, les non-initiés s’exposeraient à des représailles post-mortem. Ce sont des sanctions assez grotesques, presque infantiles, mais le peuple obtempère car on ne sait jamais. Chacun retient ses pulsions et, chaque jour, au temple, on honore une statue de bronze qui ressemble à peu près à son prince ou à son tyran. Elle est juste un peu plus volumineuse, un peu plus forte et un peu plus vengeresse que lui. Il est même possible de la regarder dans les yeux. Par trop semblables aux anonymes du peuple, ces premières divinités peinent cependant à éteindre les pulsions de la foule. Pour faire croire à la fiction d’une vie après la mort, une tiare à cornes ne suffit pas. Fatalement, le peuple se détourne de ces idoles. Reviennent les pulsions désirantes qui, bientôt, menacent de nouveau la cité.
Un lac inconnu, Éric Chauvier, Éditions Allia, 2025.
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