

Un Carré de Poussière explore la manière avec laquelle la philosophie occidentale s’est construite contre certains corps et certaines matières. Entre exploration poétique, témoignage personnel et enquête existentielle, le livre dénonce les violences genrées, les mécanismes de domination et les silences de l’histoire. Olivia Tapiero refuse toute assignation définitive en cherchant à déconstruire radicalement les cadres philosophiques et historiques de notre perception du réel. Elle instaure, dans ce poème qui pense, une nouvelle forme de connaissance et de relation au monde. Une exploration radicale du langage et du corps, un refus de l’effacement et de l’oubli.
Un carré de poussière, Olivia Tapiero, Éditions du commun, 2025. en coédition avec les Éditions de la Rue Dorion, en 2025.
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LEÇON DE POUSSIÈRE
Je comprends et je m’allonge. C’est comme un séisme dans le corps. Des champignons me poussent dessus. Mes dents s’infectent et des plantes se déplient dans les artères de mon cœur. Je suis horizontale.
Quelqu’un qui voudrait me raconter pourrait dire : c’est l’histoire d’une femme qui s’allonge. La femme s’allonge et c’est à partir de cette horizontalité qu’elle saisit sa condition. Ce serait un synopsis sans film, fait de chutes seulement.
Il y a toujours les dates d’anniversaire, les lettres impossibles à écrire et les chiots que je n’adopterai pas. Il y a toujours une menace qui fait flancher la géométrie des murs, et une idée de solidarité qui s’écrase aux fenêtres. Les plantes crèvent dans une terre étroite, longtemps nous partageons la même courbure. À présent allongée je ne tranche rien dans le grand tas du monde. Je ne bouge pas mais dans mon ventre une proie étourdie continue de courir vers son anéantissement. Fracas et détails m’entrent par les pores, je sens toutes les choses et m’en détache. Ma surface se multiplie. Dans le dépotoir, j’accède à une joie mathématique.
L’espèce délimite puis cherche ce qui la dissipe. Regarder sa propre peau de très près c’est comme regarder un poil ou bien s’arracher une dent, c’est prendre le risque de se dissoudre. Refuser cette dissolution revient à foncer dans une plus-que-mort – une chair coupée de tout, une langue sans langage, vidée de son chant. Avant de parler les enfants se souviennent de cette absence de limite entre la main et la lumière, entre la bouche et le monde. Les enfants se souviennent du monde fondu, le monde avant qu’on le découpe. Ils savent l’importance des particules qui étincellent dans une tranche de soleil. Ils savent et c’est pourquoi souvent ils nous effraient. Ils se rappellent la vie qui rampe et confient leurs secrets aux fourmis.
La loi dans la bouche, je participe à ce qui m’arrive. On a inventé le paysage pour passer de la vie à la nature morte. Les paysages, comme tout le monde, se fatiguent à force d’être reproduits. Le regard les use en glissant dessus. Des équipes ont filmé des documentaires sur la nature, ils ont dit que c’était pour la connaissance mais c’était pour l’empire. Les animaux se multiplient, absorbés par la surface de la rétine. Ils basculent vers le crâne caverneux, dans un intérieur rouge.
Nous rejouons sans cesse le théâtre de notre perte – c’est une chose courante, intime et planétaire. Ils ont ruiné le soleil pour mesurer des oiseaux morts, pour calculer la vélocité d’une femme qui brûle. À l’heure de l’extinction, dans nos messages privés, d’adorables animaux se lient d’amitié. Ce sont des fantômes déjà. Notre attendrissement poursuit la ligne d’une spirale accidentée, prolonge une faille, comme une main tendue dans le noir. C’est une décharge électrique, aussi, un océan réchauffé.
Si on s’allonge assez longtemps on peut sentir tout ce qu’il y a de mou en soi. Organes, graisses, muqueuses. Puis il y a autre chose, comme l’écho d’une lumière minérale. On dépasse le corps bourré de gravats, les os coincés en dedans. On vibre, les muscles fondus au matelas, les nerfs se reposent comme des rivières évaporées, les bactéries frémissent. Elles ne nous appartiennent pas, pas plus que nous leur appartenons. C’est un corps qui précède le corps. Alors on ne revient jamais nulle part.
La matière a le pouvoir de nous engloutir. De l’autre côté les déserts répandent leur poussière par les vents, fertilisent les jungles et les forêts tropicales. Mais les temps ne coïncident plus. Un drone vibre à l’intérieur d’un coquillage. Les vents arrivent et il n’y a plus de jungles, plus de forêts. Il n’y a plus de vent. Alors les sables fertilisent des arbres arrachés déjà, et sous la terre le plastique attend.
Les évacuations, les rituels de purification sont constitutifs. L’anus précède la bouche, mais c’est un même trou, le reste vient après. Le langage est un tube entre deux trous. L’enquête écrase la langue, broie le tube. Je n’ai plus la force d’être ce bipède extrait des eaux troubles, debout et distinct. Le bipède oublie la vie qui rampe, il voit l’horizon de haut. Il s’élève pour tracer des traits sur le mur de pierre.
L’hémisphère nord tient le pavé, paie boues et lanternes, l’empire papote et s’affaisse. La boue est un assemblage hétérogène d’agents sans patrie, dont les corps constituent la frontière d’un secteur pur – matière ou nation. Selon les philosophes, le sérieux est ce qui ne se mélange pas, une chose propre, contraire à la boue : c’est pourquoi il faut exclure les farceurs et les poètes, ces agents doubles de la république. La philosophie m’a pénétrée, m’a forcée, m’a farcie, et j’ai à mon tour farci sa tête coupée, le dindon de ma farce. L’ombre de la philosophie est faite de boue, la philosophie est farcie d’une boue sans statut, car donner un statut à la boue revient à accepter qu’elle emporte tout avec elle, dans sa déraison. Ce serait une coulée qui rase la terre, la pensée, une coulée sur la raison. La boue couvrirait le paysage, elle borderait les cœurs de tous les animaux.
Pour m’allonger j’ai dû toucher à ma tristesse brute, avant même que cette tristesse ne s’agrippe au monde. Je pense depuis mes replis pulsants. Je reste là longtemps, avec le sale, les insectes et la poussière, je reste là dans le non-lieu jusqu’à ne plus savoir où la poussière commence, à partir de quelle rencontre entre le temps et le mur, entre le courant d’air et le recoin, à partir de quand c’est une chose que l’on remarque, une chose qui nous rentre dedans par tous les trous, une matière qui dérange la matière, qui rentre dans tous les trous de la matière, et puis à partir de quand on s’en débarrasse, à partir de quand on paye des gens pour s’en débarrasser, des gens dont on se débarrasserait aussi volontiers, peut-être autrement, car le débarras prolonge le débarras, les bonnes dans les chambres de bonnes et les mendiants dans les égouts, alors la poussière n’est pas une matière, non, c’est une condition, la poussière est ce qui est ce qui reste une fois qu’on a tranché et nommé la matière. L’homme se construit contre l’abîme et l’abîme contre l’homme. J’habite ce contre comme une guerre ou une étreinte, je mange la sciure des choses qui peinent à se séparer. C’est un paysage trop petit pour être touché. Il n’y a pas de fragments, pas de totalité, seulement différents rythmes du regard.
Les cafards et les fantômes seront nos témoins indifférents. Les fantômes ne sont pas là pour nous hanter, ni pour nous prévenir, mais pour nous accompagner vers la fin, depuis la fin.
C’est la fin, maintenant, on le sait. On voudrait un tribunal silencieux, où tous les animaux morts nous regardent. On voudrait une sorte de résolution. On voudrait du repos. Ils disent que les animaux ne produisent pas de poussière, que c’est ainsi qu’on les distingue des objets. Mais le canari dans la mine ne chante pas, il tombe.
Mes yeux calcaires accumulent et perdent. Il y a des périodes de soulèvements et des périodes d’érosion. Des paroles et des punitions. Le relief craque, usé par ces flux. Les végétaux indifférents s’ancrent dans les fractures, leurs racines enlacent les fossiles de notre fatigue. Je cherche la source de l’erreur, c’est la faille à suivre, le fémur fêlé du genou jusqu’au sexe, du crâne à la poussière qui est au cœur du crime.
De combien de chutes est faite une forêt ? Il y a de très vieux arbres et des corps qui bloquent le passage. Il y a un très gros bateau qui bloque le canal. Ici la valeur des arbres est supérieure à la valeur des corps et inférieure à la valeur des tronçonneuses, ici la valeur du bateau est supérieure à la valeur du canal. La valeur du surplus qui résulte du travail du corps est toujours supérieure à la valeur du corps. Au corps qui ne produit pas de surplus, que ce soit par incapacité ou par refus, on attribue la valeur de déchet. Pour le corps-déchet le statut de corps reste toujours à acquérir. Pour devenir un corps il faut se plier à l’économie. On nomme économie le processus de digestion qui broie puis désintègre les corps pour les faire passer dans le temps. L’économie roule et moud une farine de corps pour faire un pain de corps, un pain sans visage. La police est une branche de la sphère économique. La police intervient quand un corps-déchet conteste son statut de déchet. La police est un enzyme. La police est un pain qui digère le pain. L’accumulation des déchets mène à une occlusion. L’occlusion est le contraire de la déforestation.
Nous sommes toujours des cafards dans la bouche de l’autre et l’autre est toujours un cafard dans notre bouche. Je parle depuis l’insecte qui ne parle pas, je reste à l’intérieur. Des koalas calcinés nous annoncent l’urgence des feux, nous écoutons leurs cadavres, et sous la terre il reste des enfants à aimer. L’air sent le feu et tout se fatigue. Ce pays a des morts plein le ventre. Les baleines égarées nous attendrissent. Il y a des statistiques et des tueries. Un dictateur végétarien caresse son chien, il rêve de réensauvager le territoire, d’éliminer les populations indésirables, que les mammouths réapparaissent dans les forêts d’Europe. Nos cœurs ont coulé au fond de la mer. J’ai vu la police enquêter, dire no human involved, animaux, prédateurs et c’était pareil, la prison déjà.
Il y a des continents-déchets, des corps-déchets. Des déchets dans le sang, du plastique dans un fœtus dans du plastique. L’hiver, un homme avoue avoir disposé des corps de deux femmes autochtones dans une décharge. Les forces policières refusent de fouiller la décharge, considèrent que ces corps appartiennent à la décharge, qu’il est impossible de les séparer de l’ordure. L’été, on célèbre la découverte de sculptures étrusques dans la boue italienne, après de délicates excavations. Dans les décharges à ciel ouvert, des gens errent dans les poubelles du reste du monde, ils se droguent en respirant les carburants des jets privés. Parfois leurs pieds s’enfoncent dans les strates d’ordures qui les avalent. Les forces de l’ordre crèvent les tentes et les traînent au sol, les forces de l’ordre crèvent les gens et la ville existe parce qu’elle évacue ses éléments indésirables vers des périphéries de moins en moins possibles, de plus en plus près de l’exécution sommaire. Les monuments remontent, les autres corps coulent, chaque nation se décharge. Les guerres se déclarent souvent de la même manière, mais tous les cadavres ne naissent pas égaux.
Quand on creuse l’intérieur du corps il n’y a pas de poussière mais du plastique. La poussière existe sur ce qui ne bouge pas. C’est une rencontre entre ce qui bouge et ce qui ne bouge pas. La poussière est le contraire du plastique. Après l’effondrement de l’immeuble, après l’explosion, après le volcan, la poussière a envahi la ville. Tous l’ont respirée. La poussière est entrée dans les poumons témoins, poumons noyés, poumons d’archives brûlées. L’intérieur a témoigné, alors il n’y avait plus de corps, seulement ce goût de cendre entre mes cuisses.
Une femme est une unité divisible, mais quand elle s’allonge elle devient l’horizon.
Un carré de poussière, Olivia Tapiero, Éditions du commun, 2025. en coédition avec les Éditions de la Rue Dorion, en 2025.
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