Ce roman, à double entrée, retrace le destin d’un homme, immigré tamoul, d’origine srilankaise, fracassé entre deux mondes : le Sri Lanka dévasté par la guerre civile et la France où il se réfugie mais où il peine à survivre. D’un côté, l’adolescence brisée par l’enrôlement forcé, les massacres et les disparitions. De l’autre, la survie précaire d’un réfugié sans papiers, enchaînant contrôles de police, petits boulots et humiliations, incapable de trouver sa place. Ce roman en miroir, fait ressentir de manière éblouissante la violence de l’histoire, la honte et l’aliénation de l’exil qui est également linguistique, reconstituant une vie où la guerre et l’errance se répondent sans fin.
Salamalecs, Antonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma, 2025.
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Maman ne parlait plus de me faire émigrer. Sans terrain à hypothéquer, son projet ne risquait pas d’aboutir ! J’allais rester au pays, pourtant elle ne m’exhortait même plus à continuer mes études. Je crois qu’elle avait laissé derrière elle tous ses rêves de vaisseaux volants. Elle me disait maintenant d’apprendre le métier auprès de Papa : je me suis exécuté pour lui faire plaisir. La première leçon portait sur la mesure védique du temps : une minute dure six respirations, une heure dure soixante minutes, un jour humain dure vingt-quatre heures, une année humaine trois cent soixante-cinq jours, quinze heures, trente et une minutes et quinze secondes. Une année divine dure trois cent soixante années humaines. Un cycle cosmique dure douze mille années divines soit quatre millions trois cent vingt mille années humaines. Le premier âge du monde, l’âge d’or, a duré quatre mille huit cents années divines, soit un million sept cent vingt-huit mille années humaines. Le deuxième, l’âge d’argent, trois mille six cents années divines soit un million deux cent quatre-vingt-seize mille années humaines. Le troisième, l’âge de bronze, deux mille quatre cents années divines soit huit cent soixante-quatre mille années humaines. Le quatrième, l’âge de fer, mille deux cents années divines soit quatre cent trente-deux mille années humaines. La succession de ces quatre âges forme un cycle cosmique. Une journée du dieu Brahma compte mille de ces cycles, marqués par les règnes successifs de quatorze rois originels. Un jour de Brahma compte deux mille ères cosmiques : mille pour la journée, mille autres pour la nuit. Une année de Brahma dure trois cent soixante jours divins. Son espérance de vie s’élève à cent années divines. Nous vivons actuellement dans l’âge de fer. Ce der nier s’inscrit dans le vingt-huitième cycle cosmique et le règne de Vaivasvata, le septième roi originel.
Pour déterminer un moment propice d’après les critères fournis par l’almanach astrologique, le jour lunaire vaut un point, la demi-journée deux points, la longitude Lune-Soleil trois points, la maison lunaire quatre points, la semaine huit points, la conjonction des astres seize points, l’ascendant cent points. Le moment où tous ces éléments sont favorables et où les planètes se trouvent bien disposées vaut dix mille points. L’enfant venant au monde, l’action effectuée lors d’un moment faste comme celui-là sont voués à la réussite. L’influence du Soleil, de Jupiter et de Vénus est forte pendant la journée, celle de la Lune, de Saturne et Mars pendant la nuit, celle de Mercure, du nœud ascendant de la Lune et du nœud descendant de la Lune pendant la nuit comme pendant la journée...
Mon père avait beau déployer des trésors de patience, je n’assimilais rien. Jebarani, mon village, la lumière rouge, la mer de Palali m’écrasaient la cervelle et transformaient ma tête en pot plein de pus.
Ma participation aux examens de fin d’année s’est soldée par un échec dans toutes les matières, sauf en tamoul et en anglais. Felix Master m’incitait à repasser les épreuves toutes les fois qu’il me croisait à la buvette. Je me contentais d’opiner du chef, mécaniquement. Je n’allais même plus à l’école. Combien de temps pouvez-vous garder vos cauchemars en tête ? Je ne savais pas comment je parvenais à faire durer les miens au-delà des mesures védiques. Ma sœur rampait sur la plage comme un varan blessé, entrait dans la palmeraie, grimpait aux arbres... Ce rêve se solidifiait, se transformait en caillou sanglant qui roulait dans le pot de pus.
Je passais mes nuits sans sommeil dans la mangrove autour du pont-jetée, là où les gens des îles abandonnent leurs chatons. Les chats sauvages, mes compagnons d’errance, m’accompagnaient en miaulant. Ils bondissaient pour lécher les gouttes de sperme qui tombaient sur les feuilles de palétuvier lorsque je me masturbais entre les buissons.
Le matin, je dormais jusqu’à sentir le soleil me brûler le derrière, puis, vers dix heures, j’allais rejoindre Grand-Mère Vallippillaiya. Elle cuisinait maintenant pour nous deux. Le repas, modeste, se composait d’un curry de légumes et de riz acheté au magasin d’État. Après la fermeture de la buvette, je faisais monter ma parente dans le bus avec deux bonbonnes d’eau potable, puis je revenais. Pas à la maison mais chez Sivam le Casse-pieds, dans le centre du village.
À l’époque, le quartier commerçant de Mandaittivu comprenait en tout et pour tout deux fois deux magasins placés en vis-à-vis. D’un côté de la rue se trouvaient l’épicerie de Sivam et le garage à vélos de Palappa. De l’autre, le magasin d’État et le magasin à prix coûtant des Tigres tamouls. Cette cabane toute neuve abritait quatre ou cinq combattants du même age que moi. Ils passaient leurs journées à l’intérieur mais partaient le soir monter la garde au carrefour de Mandaittivu. Le groupe devait se partager un fusil. Je me demandais comment ils pourraient se tirer d’affaire si les militaires du fort de Jaffna venaient à passer sur le pont. Les Tigres étaient alors le seul groupe indépendantiste implanté sur notre île.
Sivam avait toujours quatre ou cinq personnes assises sous son porche pour bavarder avec lui. Quand l’épicier se retrouvait seul, il alpaguait les passants, leur tenait la jambe et leur cassait les pieds, d’où son surnom. C’est dans ces circonstances-là que je l’ai connu.
Sivam était un homme trapu et noiraud, toujours vêtu d’un pagne et d’une chemise blancs qui lui donnaient l’air pimpant d’un jeune marié. Ses cheveux bouclés, séparés par une raie médiane, lui arrivaient à l’épaule. Il ornait son front d’un petit point de pâte de santal. Une simple table séparait son porche de l’intérieur de la boutique. L’épicier passait lestement d’un à l’autre en sautant par-dessus. Depuis l’ouverture du magasin des Tigres, il s’insurgeait devant tous ses clients contre leur concurrence déloyale :
— Je sais pas à quoi ils jouent... Quand le magasin d’État vend à huit roupies, eux ils vendent à cinq... Et moi bordel, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? Ils ont dû la voler quelque part, leur marchandise. Honnêtes comme des singes... Combien de temps je vais les regarder faire leurs tours ?
Un jour, Ilagan, une petite frappe, m’a insulté alors que nous étions sur la plage. Je n’ai pas su riposter. Consumé par le désespoir, je suis allé trouver Sivam :
— Patron, une lame de rasoir s’il vous plaît...
— Pour quoi faire ? Monsieur n’a pas de poils au menton !
— Pour m’ouvrir les veines ! ai-je répondu en lui montrant mon poignet.
Il m’a remis l’article en m’ordonnant de ne pas rester devant la boutique et de me couper ailleurs. J’ai fait ce qu’il disait, puis je suis allé trouver Grand- Mère. Je suis entré dans la buvette, le poignet tout sanglant, annonçant que je m’étais fait mal. Dire la chose m’apportait un soulagement supplémentaire.
— Pourquoi tu t’es fait ça, tambi ? s’est affolée Grand-Mère.
— Il y a un type qui m’a insulté sur ma caste.
— Laisse-le dire, ce Tamoul d’hier. Et c’est pour ça que tu t’es entaillé ?
Grand-Mère a désinfecté ma blessure au marc de café.
La vieille dame allait sur ses soixante-dix ans. Elle comptait me confier son affaire l’année suivante et prendre sa retraite chez Maître Mottacci. C’était une nouvelle rassurante pour ma mère, qui craignait que je ne rejoigne un mouvement indépendantiste tamoul. Elle envisageait déjà de vendre un bijou pour agrandir la buvette, mais mon père n’était pas de son avis :
— On a encore une fille, rappelait-il, et il faut la marier vite. Son horoscope de naissance n’est pas terrible. On va nous demander une dot énorme en compensation.
Le 9 juin 1986, la circulation s’est interrompue sur le pont-jetée. Un pêcheur qui avait fini son travail est venu nous dire : « Les militaires sont sortis du fort ! Ils sont à l’entrée de Jaffna ! » Cette situation se produisait quelquefois. Les soldats faisaient une manœuvre à l’extérieur, et le pont fermait jusqu’à ce qu’ils soient rentrés.
Vers onze heures, Grand-Mère nettoyait des épinards, les deux jambes étendues par terre. J’équeutais les feuilles, assis à côté d’elle, et comme d’habitude, je la faisais raconter des histoires.
Elle avait trente ans quand son époux avait créé la buvette. À l’époque, c’était une simple cabane en panneaux de feuilles de palme. Le pont-jetée n’existait pas encore. Il y avait seulement un remblai de pierres qui reliait l’île de Velanai à celle de Mandaittivu. On faisait le chemin à pied et de là, on rejoignait Jaffna en barque. Comme il y avait toujours foule au carrefour de Mandaittivu, les affaires allaient bon train. Le couple avait fait reconstruire la buvette en dur au bout d’à peine dix ans. Mais son homme était mort un an plus tard, en revenant de courses à Jaffna. La barque qui le ramenait avait pris trop de passagers, si bien qu’elle s’était renversée en mer. L’époux de Grand- Mère avait trouvé la mort aux côtés de vingt-six autres personnes.
Comme les naufrages de ce type arrivaient souvent, les autorités envisageaient de construire un pont pour rattacher Jaffna aux îles de la lagune. Les habitants de Velanai centre voulaient que l’ouvrage relie leur île à Arali, une ville située au nord de Jaffna, tandis que les habitants de Velanai sud et Mandaittivu demandaient à ce que le pont relie Mandaittivu à Jaffna même. Les deux parties s’étaient finalement retrouvées dans un temple de Ganesh, situé à mi-chemin des deux zones, pour demander l’avis du dieu. Les cartes tirées devant son image avaient indiqué sa préférence : un pont qui relierait Mandaittivu à Jaffna. On avait construit l’ouvrage en 1960, avec un tronçon mobile à la sortie de Jaffna pour permettre aux bateaux de passer.
Grand-Mère était encore en train de raconter cette histoire quand un énorme vrombissement a retenti. Je suis allé voir dehors. Deux avions pareils à des points rouges tournaient dans le ciel. Le premier est passé au-dessus de ma tête, puis a brièvement sur- volé le pont-jetée au niveau de Velanai sud ; quelques secondes plus tard, l’ouvrage explosait dans un fracas assourdissant. Le deuxième avion a décrit un cercle puis, glissant sur un nuage, est descendu à pic sur la buvette.
J’ai crié : « Grand-Mère, le bombardier arrive... Couche-toi tout de suite ! » et j’ai sauté dans l’eau pour me tapir contre une pile du pont. Un bruit formidable a retenti, comme si les eaux se fendaient. La fumée m’a enveloppé. Les tuiles de la buvette se sont envolées comme des plumes rouges avant de retomber dans la mer. Je suis remonté sur le pont-jetée. Le mur est de la buvette s’était éboulé. Les habitants de l’île, venus enlever les décombres, n’ont pu dégager le corps de Grand-Mère que dans l’après-midi. Elle gisait en morceaux, les intestins à l’air. Des chats flairant l’odeur de la chair ont envahi la buvette. Nous avons enveloppé les restes de Grand-Mère dans des feuilles de bananier que nous avons transportées jusqu’à son île en charrette.
Le lendemain, avant l’aube, des coups de feu éclataient près du carrefour de Mandaittivu. Je suis allé voir ce qui se passait : trois jeunes Tigres se tenaient devant le temple tandis qu’un de leurs camarades, posté sur les ruines de la tour de Radio Ceylan, tirait par intermittences.
Les soldats, sortis nuitamment du fort, avaient pris le carrefour de Mandaittivu au petit matin. Les Tigres leur opposaient depuis le village toute la résistance dont ils étaient capables. En tirant d’ici, pensais-je, ils peuvent tuer des chats de la mangrove mais pas des militaires... J’ai demandé aux combattants si l’armée allait pénétrer dans le village. Les garçons m’ont répondu formellement par la négative, mais nous pas tardé à apprendre que les soldats avaient fait une incursion au sud de l’île.
Vers trois heures du matin, trente-deux pêcheurs originaires des environs de Jaffna étaient arrivés à Mandaittivu sur un bateau nommé Pure Lumière. Ils avaient jeté leurs filets tout près des côtes et attendaient sur la plage le moment de les retirer. Seul le chef de l’équipe, Gilbert, était resté sur le bateau. C’est à ce moment qu’un hors-bord transportant soldats vêtus de noir avait surgi dans les ténèbres.
Les militaires avaient mis les pêcheurs à genoux puis les avaient massacrés à l’arme blanche. Trente et un corps gisaient entassés sur le sable dont celui de Felix Master, ses yeux fixaient le vide avec mélancolie. Un seul homme avait survécu au raid : Gilbert, qui avait sauté du bateau pour nager jusqu’à Jaffna.
Les habitants, terrorisés, s’attroupaient autour des corps. Quand les Tigres sont arrivés sur les lieux avec leurs fusils, le diacre les a suppliés :
— Allez-vous-en, par pitié. Si on a des problèmes, on s’en occupera nous-mêmes, avec l’aide de saint Pierre.
Salamalecs, Antonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma, 2025.
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