Vendredi 5 décembre 2025
Qui tombe des étoiles, de Julien d’Abrigeon
En lisant en écrivant : lectures versatiles #146

À travers une mosaïque de destins réels (l’astronaute Christa McAuliffe, l’inventeur Adolphe Pégoud, le grimpeur Patrick Edlinger, le peintre Nicolas de Staël, l’escroc de la Silicon Valley, Elizabeth Holmes, la parapentiste Ewa Wiśnierska), le roman de Julien d’Abrigeon explore une même loi, celle de la gravité, physique et morale. Chacun s’élève avant de tomber. Par un montage rapide, presque cinématographique, l’auteur enchaîne ces chutes comme autant d’éclats d’un monde obsédé par la réussite. Le texte secoue, percute, interpelle. Derrière cette prose effervescente et jubilatoire, une réflexion se déploie. Que reste-t-il de nos rêves d’ascension, quand tout finit toujours par retomber ? Ce livre invente une forme libre et électrique, une chute en cascade.

Qui tombe des étoiles, Julien d’Abrigeon, Le Quartanier, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




On vous raconte, on nous raconte, on se raconte tellement d’histoires qu’à force tout se mêle, réalité, fiction, la vie même devient fable. Elizabeth Holmes se raconte des histoires, fait de sa vie un récit. Mais sa vie n’est que vide, repose sur du vent, furieux, du rien raconté comme plein.
Reagan vend un récit au monde. Même Christa finit par y croire, se berce de ce beau roman d’un futur à écrire. Les conservateurs nous vendent un passé fantasmé, un futur à rebours. Ils pensent encore aujourd’hui qu’il suffit de croire suffisamment en une parole pour que, d’un coup de baguette magique, les faits se transforment.
Pégoud tient son auditoire par ses récits crâneurs, s’inscrit dans la presse par les pleins et les déliés qu’il trace dans le ciel sans savoir qu’il n’est lui-même que le personnage qu’on a écrit pour lui.
On nous raconte tant d’histoires qu’on finirait par se raconter des histoires, s’inventer un scénario pour notre vie, lui chercher un sens, un début, un milieu, une fin. Un hi-score, une médaille au bout. Et après ? Que faire de la partie ? 
Les pièces du Tetris s’emboîtent, sans espace vide, un plan existe puisque l’on est construit.
On se raconte notre vie, mais le futur se moque de ceux qui veulent l’écrire ou le deviner. Les Barès, les Kane, les Holmes ou les Ovide, la tête dans les étoiles. Les pythies peuvent bien les mâcher, les lauriers repousseront, sauvages.
On nous raconte les histoires qu’ils se sont racontées, qu’ils nous ont racontées. Une construction. Une construction jusque-là bien étanche, solide.
Mais il suffit d’un joint qui lâche, à froid, et, sous la pression, l’hydrogène s’échappe du réservoir. Dans le bleu de la toile, une déchirure.
L’histoire bifurque.


« On sent que tout se dérobe, que la matière même qui nous constituait devient mousse fragile, s’évapore et s’enfuit. Il reste une mâchoire qui se serre, une gorge qui bloque. Une soif, une faim, une folle faim, une soif effrayante et le ventre se creuse, il se vide et s’échappe. On sent les jambes, les pieds, en pâte molle, qui flanchent. On n’est plus rien, un trou, une gorge, une mâchoire et quelque chose monte de la gorge à la mâchoire, passe par les sinus et dégouline par les yeux, sur les joues, joues qui fondent, tout a lâché. Il n’y a plus de branchette à laquelle s’accrocher, plus de prise, il n’y a pas de bâche en bas, pas de matelas pour amortir la chute, pas de toile tendue ou de trampoline, il n’y a rien. C’est fini, on tombe et on s’éclate au sol.
On savait que c’était ça, le sans-filet, on a goûté les délicieux plaisirs du sans-filet et du casse-gueule, le frisson du danger, le plaisir de s’en sortir, la joie d’échapper à la mort qu’on défie. On s’est fait peur, souvent, en glissant sur une bordure de fenêtre, en se rattrapant à une rambarde qui branle. Et là était le plus beau, ce dont on riait une fois en bas, on évacuait la mort dans un éclat de rire, autour d’une tarte au citron et d’un verre de limonade. On n’avait jamais été si heureux, on avait niqué la mort, rendu à la vie sa valeur en ayant vu son prix en face.
Le filet est aussi drôle qu’une paire de plaquettes de frein, qu’un contrat d’assurance, c’est un droit à la faute et, sans la peur d’y passer, la vie vibre moins.
Alors on l’enlève, ce filet. On est prêts. On a déjà tant de fois frôlé la mort qu’on s’enhardit. On a niqué la mort tant et tant qu’on est devenus intimes, on lui fait confiance. On sait qu’on est plus forts qu’elle, puissants, maîtres de nos destinées, la peur elle-même ne nous fait pas peur. Alors, oui, on tente plus fou, plus haut, plus difficile, on saute plus loin, de plus haut. Tout va, on s’entraîne, on est lucides. Le danger, c’est notre métier, on est des pros. Là, la difficulté est dans le prochain saut, pas celui-ci, facile, on est concentrés sur le proch/ le sol. 

Sergeï Tkachenko, associé de Dan Rapoport et copropriétaire de ce même club moscovite, le Soho Room, était déjà tombé d’un immeuble cinq ans avant lui, en 2017. À Moscou, il était connu en tant que dj Jeff. Son opposition à Poutine était publique.
Une vidéo existe. Elle le montre accroché à une fenêtre à une centaine de mètres du sol, en chaussettes, se maintenant du bout des orteils sur une corniche de quelques centimètres. Il a les deux bras à l’intérieur. Il glisse une première fois, se rattrape ; il « ne veut pas se jeter. Un visage apparaît, celui d’une femme si l’on se fie à la chevelure. Elle ne lui porte pas secours. Tkachenko repositionne ses mains vers le bord de la fenêtre, on ne comprend pas ce qui motive chez lui cette prise de risque supplémentaire. Un pied glisse, il voudrait le replacer. Mais l’autre suit. Et l’attraction l’emporte.
Son corps dessine parfaitement sa silhouette dans la neige sur le toit d’un supermarché adjacent.
Le timing de la vidéo est véritablement digne d’un travail de professionnel. Le vidéaste propose un plan d’ensemble, d’abord la rue, puis l’immeuble, il panote vers le haut pour montrer sa hauteur, une petite vingtaine d’étages. Ensuite il zoome sur Tkachenko. L’action se noue en quelques secondes, sans coupe.
Les journaux russes avancent l’hypothèse d’une alter­cation avec sa petite amie, il aurait fait cela pour l’effrayer. L’un titre : « Une mort ridicule » et avance pour preuve cette vidéo. D’autres se questionnent sur le fait que la femme n’a pas cherché à l’aider, à alerter les secours. Ils disent avoir interrogé les amis de dj Jeff pour comprendre comment il s’est retrouvé dans cette position délicate : Dans un élan, il a sauté « sur le rebord de la fenêtre de l’une des pièces, où, par une terrible coïncidence, la fenêtre était ouverte.

Le corps d’Edlinger gît. Le cœur ne bat plus. 

« Le héros est à terre. Loin des caméras. On a tremblé mille fois pour lui, on a loué son adresse, sa force, son courage. On admirait son aptitude à tromper la mort du bout des doigts. Jamais nous n’aurions osé. On se retient d’exprimer cette légère touche de revanche qui pointe, on ne peut titiller la mort sans qu’elle vous frappe en retour. On est prêt à pleurer l’homme.
Les autres grimpeurs, les randonneurs autour ont vu l’accident, tout le monde se précipite. Qui pour porter secours, pour au moins faire semblant de ? On se doute que ce sera vain mais on ne peut pas ne rien faire devant la mort. Il faut bien se rassurer. Un peu. Un temps.

Malgré les enquêtes, personne n’est arrivé à déterminer qui était cet homme, tombé du ciel dans ce jardin londonien. On pense qu’il est kényan puisque parti de Nairobi en se dissimulant dans le train d’atterrissage du Boeing 787-8 du vol kq100 de la Kenya Airways, huit heures plus tôt. Seul indice, un sac kaki contenant une bouteille d’eau, un Fanta, des baskets, un peu d’argent kényan, et, sur le sac, des initiales : M. C. A. Cela fera « donc nom. M. C. A. tentait vraisemblablement de fuir un pays où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, espérant sans doute un avenir plus radieux en Angleterre. Le soleil en Angleterre. 

Deux jours après, en France, la nouvelle est reprise dans les journaux. Sous l’article en ligne de Valeurs Actuelles, d’anciens paras et des lecteurs s’en amusent. L’un demande si le jardin va bien.
Le soleil en Europe. Glaçant.
Il pèle.

Anfin, l’âjε le ratrapε, l’uzε. Plus d’unε vingtainε d’anéεs après son retour, Barès fatiguε anfin. La guèrε est déclaréε, les homεs se batεnt pour & sur d’autrεs frons. Il écrit moins, laisε de plus en plus la placε dans ses colonεs à ses colaboratεurs, aus lectεurs. Lε joujou nε l’amuzε plus autant. Le Réformiste disparait pεu après la tourmantε, l’ortografε a pεu la cotε après la bouchεriε. Et l’âjε frapε salεmant, à bout portant.
Barès qui pasait sεulεmant ses hivers à Nice s’y instalε plus durablεmant, achètε dε nombrεus imεublεs. Lui s’est payé la villa Val fleuri, superbε batisε édifiéε dans un jigantèsquε parc, dans lε quartier Saint-­Sylvestre. La santé n’est pas bonε.
Sa quatrièmε viε comancε.
Dans son palais, Barès se rεfermε. Il voit son conbat réformistε balayé par la guèrε. Rien nε va. L’aigrεur montε. Et, sur cεla, débarquε la goutε, les doulεurs l’anpèchεnt dε dormir, la fatiguε s’acumulε, des varisεs conpliquεnt la situacion. Unε toux sèchε s’instalε, persistantε, asomantε. Rien nε va. Barès est contraint dε vivrε alité. Il sort rarεmant, avec grandε « dificulté, prandrε lε soleil dans lε jardin, la janbε goutεusε rεcouvertε dε journaus. Ernestine est toujours là mais lε pεtit personel valsε. Il nε tient pas. Rien nε va. Barès est dézormais iritablε, très iritablε. Un vrai tiran. Cεla dεvient léjandèrε. Ateint dε la maladie de la persécution sεlon les voizins, il acuzε tout lε mondε dε tout. Certεs, il poursuit ses acsions de mécéna, créε lε Pris Barès mais l’homε est infect. Tout lε mondε lε sait. Lε jardinier, ranvoyé, part en promètant dε lui doner dε ses nouvèlεs : Jε rεviendrai au momant où vous vous atandrez lε moins ! Lε viεus, afaibli et irité dε l’êtrε, planquε un fuzil sous son jigantesquε édrεdon à la modε d’autrεfois. Un pεtit fuzil dε chasε à dεus coups. Ernestine s’an servait pour desandrε les étournaus. Il y a placé dεus cartouchεs dε pεtit plon. Il éructε, pourit tout lε mondε.
Cεpandant, les afairεs continuεnt. S’il vεut doner, garder, il doit vandrε. Il est tanps dε sε séparer dε quelquεs propriétés.

Ses arrangements avec les faits fuitent. Très vite, la béance s’étend, tout s’échappe, dégonfle en vrille et explose au visage d’Elizabeth Holmes, le 16 octobre 2015.
« Plusieurs employés ont fini par parler, par tout lâcher. D’un côté, Erika Cheung, vingt-trois ans, envoie un rapport à la fda, l’agence de régulation des médicaments, expliquant les magouilles d’analyses réalisées pour les pharmacies Walgreens sur « des machines classiques dans les sous-sols de Theranos. Elle raconte également que des résultats erronés ont été envoyés à des patients atteints de pathologies graves, avec probablement des conséquences fatales. S’ensuivront une inspection surprise des laboratoires et la révocation immédiate des autorisations de l’entreprise. Erika Cheung s’aperçoit, grâce à un voisin, qu’un homme dans une voiture stationne devant chez elle depuis des heures. Elle finit par aller le voir, il lui donne une lettre de menace de poursuites signée par l’avocat de Theranos, David Boies.
D’un autre côté, Tyler Shultz, petit-fils du secrétaire d’État qui s’était entiché d’Elizabeth Holmes dès le départ, a contacté le Wall Street Journal. Engagé par Holmes, il a été témoin des multiples dérives de l’entreprise, ce qui l’a mené à quitter son poste. Le journaliste John Carreyrou décide de le rencontrer. Sa longue enquête commence. Il reçoit Erika Cheung et découvre l’ampleur de l’arnaque. Elizabeth, qui a eu vent des investigations de Carreyrou, cherche à faire pression sur Rupert Murdoch, le Citizen Kane qui possède le journal, pour empêcher la parution de l’article. En vain. Le 15 octobre, le Wall Street Journal titre dans ses pages Business : « La start-up prometteuse Theranos a eu des difficultés avec sa technologie de test sanguin. » C’est le premier d’une longue série d’articles. La bulle est crevée.
Un chiffre de l’article, « 42,9 % », est soumis à une recherche poussée dans tous les échanges internes de Theranos. Tyler Shultz est repéré comme un des lanceurs d’alerte. David Boies envoie chez lui deux avocats lui annoncer que l’entreprise le traîne en justice. Shultz n’est pas n’importe qui et ses parents investissent cinq cent mille dollars pour préparer sa défense. Ils vendent une maison.
Elizabeth se défend, un temps, contre-attaque, un temps. Mensonges et dénégations, fables et marmelade. Puis, devant l’évidence qu’elle seule nie, tout le monde la lâche. Kissinger, George Shultz, David Boies démissionnent. Elizabeth renvoie son comparse et ex-­compagnon Sunny. La valeur de Theranos passe de neuf milliards à zéro.

Un an après l’article, tout est liquidé.

Qui tombe des étoiles, Julien d’Abrigeon, Le Quartanier, 2025.

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