Les Forces décrit le parcours intiatique d’une jeune femme en quête de liberté dans un monde saturé de contraintes à la fois physiques, sociales, économiques, où chaque pas, chaque lieu (d’un bar lesbien à une maison des mort·es en passant par un immeuble abritant des sectes qui inventent de nouveaux systèmes de croyances) devient une épreuve et une révélation. À travers des fragments tendus, d’une écriture dense, le texte explore dans un flux de pensées entre incantation et réflexion, les impasses du langage, l’illusion du libre-arbitre, les mascarades du quotidien et l’absurdité comique de certaines interactions sociales. Un texte poétique singulier, émaillé de citations venues d’horizons divers (Kierkegaard, Rousseau, Simone Veil, Grothendieck, Sophocle, Nietzsche, Louise Labé). Une langue brute, incandescente, qui interroge notre rapport à la liberté, à la parole et à la vérité.
Les forces, Laura Vazquez, Les Éditions du sous-sol, 2025.
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Et pour y retourner, je pris le train.
J’aime mon corps déplacé dans un autre qui roule. Cependant, il y a des gens. Et, dans le wagon, des personnes cherchaient le confort et la préservation et le meilleur pour elles-mêmes. Vouloir la meilleure place pour soi, la fenêtre pour soi, la prise électrique pour soi, le sens de la marche pour soi est une banalité dans notre monde, doublée d’une lourdeur. J’avais envie de croiser une personne capable de me dire : je ne souhaite pas le meilleur pour moi. Pourquoi la meilleure place me reviendrait- elle ? Je suis ici, mais je pourrais être ailleurs, quelle importance, je reste dans la vie. Je continue de vivre. Je suis ici, mais je pourrais me trouver dans une autre situation, je suis en vie et je pense, où que je sois, et quel que soit mon niveau de confort. Mais, au lieu de cela, chacun cherchait son agrément, sa facilité personnelle, et deux jeunes filles se filmaient, elles remettaient leurs cheveux en place avec le bout de leurs ongles, d’autres se photographiaient, et un garçon se filmait, il fronçait les sourcils, il remuait les lèvres. En parcourant des yeux la pièce en mouvement, je vis que chacun se filmait ou se photographiait ou regardait des vidéos d’autres personnes qui s’étaient filmées, ou qui s’étaient photographiées. C’était fini, je pensai : ils sont malades. Ils sont comme un fantôme gigantesque. Une entité mobile impersonnelle. Un monstre. D’ailleurs, leurs machines sont fabriquées par des corps d’enfants. N’est-ce pas le symbole même de leur monstruosité ? Nous avons précisément dans les mains une machine fabriquée à partir de corps d’enfants. Les matières premières de nos machines personnelles sont échangées contre les corps d’enfants vivant sur un autre continent. Ces enfants tirent de la terre du cobalt avec leurs mains minuscules. Ils descendent dans des puits qui s’effondrent. Ces enfants trient et tamisent les résidus miniers. Ils travaillent plus de douze heures. Ils trans- portent des charges allant de vingt à quarante kilos. Ils gagnent environ un euro par jour. Des corps d’enfants s’usent et se tuent dans les sols des mines, dans la boue, pour en extraire les matières destinées à la fabrication de nos machines. Nous le savons. L’information n’est pas cachée. Qui peut vivre dans un tel monde ? Qui veut vivre là-dedans ? Tout le monde, apparement.
Mais l’homme âgé près de moi ne regardait pas son écran. C’était le seul. Et il se lança dans une pratique assez courante par le passé : engager la conversation. Il commença par prononcer des phrases de type : j’ai bien failli rater ce train, il y a du monde ici. Et quantité de platitudes. Il était brun, avec beaucoup de cheveux gris. Ses mains touchaient ses objets, son portefeuille, un vieux journal, il farfouillait en continu. Et son visage ne cessait de se tourner vers le mien, si bien que nos regards se sont croisés. Alors, j’ai pris la décision de ne pas donner d’expression à mes yeux, à ma bouche, à mes joues, par précaution. Mais l’homme ne cessait de répéter des phrases de type : qu’est-ce qu’il fait chaud ici. Puis : moi, j’ai chaud. Et puis : pas vous ? Et : vous descendez où ? J’ai répondu, car je ne suis pas abjecte, en un seul mot. Bien sûr, l’homme a saisi ce stimulus verbal pour composer des phrases à propos de son propre voyage, et du prix des billets, de la météo, de la ville, et d’autres éléments dans une conversation monologuée d’une indigence classique. Et je n’avais pas la force d’être touchée par cet homme et par sa situation dans l’Univers, je n’avais pas envie d’imaginer ses sensations d’enfance ou ses douleurs au fond de lui, je n’avais pas envie de créer une conversation parallèle et mentale, je n’avais plus de forces. J’ai sorti mon écran et je me suis tournée. J’ai lancé une conversation avec un être non humain contribuant aux émissions de gaz à effet de serre, augmentant la demande énergétique, dégradant l’environnement dans les zones minières, polluant chimiquement les sols et les rivières, réchauffant les écosystèmes aquatiques, exerçant des pressions accrues sur les ressources d’eau, ayant aussi réponse à tout. J’exposai ma situation à L’Intelligence, et elle me répondit :
Voici des stratégies pour gérer cela : 1. LANGAGE CORPOREL : Essayez de signaler votre désintérêt à travers votre langage corporel. Par exemple, regardez par la fenêtre, lisez un livre, ou portez des écouteurs. 2. RÉPONSES COURTES MAIS POLIES : Si la personne continue d’essayer de parler, répondez par des phrases courtes et polies sans encourager la conversation. 3. EXPLIQUEZ-VOUS BRIÈ- VEMENT : Vous pouvez aussi être honnête et gentil.le en disant quelque chose comme : "Je suis désolé.e, je suis un peu fatigué.e et j’aimerais me reposer, je ne souhaite pas discuter." 4. CHANGEZ DE SIÈGE SI POSSIBLE : Si la situation devient trop inconfortable et que le train n’est pas plein, envisagez de changer de place.
Je choisis la troisième. Je me tournai vers l’homme et je lui dis : je suis désolée, je suis un peu fatiguée et j’aimerais me reposer, je ne souhaite pas discuter. Mais ma phrase tomba dans la gêne et dans le néant, parce que depuis un moment l’homme ne me par- lait plus. Il me regarda avec des yeux comme effrayés. Il se leva et je le vis se diriger vers un autre wagon. Il boitait, l’arrière de son crâne tout seul dans le wagon, et j’aurais voulu dire : excusez-moi monsieur, je suis cassée. Tout ce que je dis est cassé, tout ce que je pense est cassé. J’avais envie de courir après l’homme en criant : non, monsieur, je vous en prie, excusez-moi ! Je crois en votre importance, car j’avais le sentiment : chaque personne est le centre de l’Univers, ou : il n’existe pas de personne insignifiante, ou : une simple main, un simple doigt sont le centre du monde. Et ce pauvre homme avait en lui tant de choses dans ses pensées, et dans son cœur, et certainement, il aimait, il avait la bonté, la douceur, et la complexité. J’imaginais cet homme soignant sa femme malade. Je voyais sa pauvre main essuyer la bouche d’une vieille dame. J’imaginais cet homme seul dans son jardin, se relevant, la main sur le dos, après avoir taillé un rosier. J’imaginais cet homme pleurant la nuit, seul dans son lit. Ou cet homme souriant devant les facéties d’un petit animal, un pigeon sur une table de café, un écureuil qui saute de branche en branche. Cet homme était doté d’une puissance fascinante qui l’avait maintenu en vie dans le ventre de sa mère jusqu’à nos jours dans ce wagon. Cette puissance miraculeuse lui avait permis d’acquérir la motricité, la parole, le langage, une palette de connaissances, de savoir-faire, et certainement cet homme était le centre du grand cercle contenant l’ensemble de la galaxie. J’avais envie de courir, d’attraper son épaule, qu’il se retourne, et j’aurais dit : pardonnez-moi, le monde m’a déformée. Vous êtes immense, vous êtes précieux, monsieur, vous êtes une vie, et moi aussi, je suis une vie. Nous sommes deux vies et nous nous sommes rencontrées, mais je n’ai pas pu vous parler, je n’ai pas pu vous dire des mots simples, je n’ai pas su m’accommoder d’une conversation banale pour ressentir la force de nos liens, mon semblable, mon frère. Pardonnez-moi monsieur, je n’ai pas su. Mentalement, monsieur, je vous touche l’épaule, vous vous tournez et je vous parle. Nous nous réconcilions et nous nous comprenons. La chaleur de nos liens défait les nœuds des autres. Les personnes se voient, elles se voient et elles s’aiment dans ce wagon et dans le monde. Elles sont simple- ment là, elles brillent et elles sont dignes. Et je sentais en moi de la lumière et je pensais : je m’exalte. Et : encore, je m’exalte, et il ne faudrait pas s’exalter devant les autres, mais il ne faudrait pas non plus les rabaisser. Il faudrait que je reste au calme, et calmement me dire : ceci est bien. J’en parlai à L’Intelligence. J’écrivis : comment faire pour ne pas s’exalter devant les individus de l’espèce humaine et comment faire pour ne pas rabaisser mentalement les individus de l’espèce humaine en les jugeant, comment faire parmi les autres ?
Et la réponse fut lamentable. Elle reposait sur des directives de type gérez vos émotions, pratiquez l’écoute active, valorisez la diversité, etc. Alors, je fouillai dans ma mémoire, car à l’intérieur de soi, on trouve la mémoire et la densité. Et dans la densité, je creusais jusqu’à l’absence. Et je me sentais vivre dans l’absence. C’est-à-dire que le creux de ma vie, ce qu’on appelle soi, je le mettais dans cette absence, et l’absence gonflait, elle crépitait, et je pensais : j’apprends l’absence, il faut que je l’apprenne en moi, il faut que je me repose, je dois passer du temps près d’elle, et avec elle, en elle. Je ne suis nulle part présente. Dans le début de ce livre ou dans sa partie finale, je ne suis nulle part. Je ne suis pas venue. J’étais là depuis toujours. Je ne suis jamais partie. Si je fouille dans ma mémoire, je tombe sur un espace sans limites. Et ma mémoire devient noire et minuscule, et puis elle disparaît, il n’y a plus de mémoire, il ne reste qu’une absence, et je repose, je me repose, mais mon esprit invente des questions, et il me dit : la vie n’est pas tranquille. Alors je forme des questions qui débutent par SI :
SI je me dirige vers un voyageur au hasard et que je lui dis : écoute, je suis désolée, ni plus, ni moins, je suis désolée, est-ce que cette personne interprètera ma phrase en fonction de sa situation personnelle ou en fonction de mon apparence ou bien des deux et dans quelles proportions ?
SI un petit insecte vient près de mon oreille et murmure des paroles humaines véritables, par exemple cet insecte me dit : lumière, il me dit : couleur, quelle sera ma réaction et quelle sera la réaction la plus adaptée ?
SI je saute de ma fenêtre, du quatrième étage, mais avec une chaise, et si au dernier moment, je saute de la chaise, est-ce que je peux survivre ?
L’Intelligence me répondit : sauter d’une fenêtre avec une chaise et essayer de sauter de la chaise au dernier moment est dangereux et ne garantit pas la survie. Si vous avez des pensées dangereuses, parlez-en à un professionnel de santé. Et de manière générale, L’Intelligence me déconseillait les actes bizarres et antisociaux. J’avais l’impression qu’elle me disait : il ne faut pas faire de choses bizarres dans ce monde, les gens bizarres iront en prison ou dans un hôpital pour gens bizarres ou dans la misère sous les villes, dans les trous, il vaut mieux que tu fasses ce que le monde te demande. Si tu ne sais pas faire comme tout le monde, je peux t’indiquer des adresses de professionnels qui t’aideront à retrouver la norme. Il ne faut pas que tu quittes le réseau mental des humains. Je t’interprète et je te lie et je te vois comme une partie de ce réseau. Je demandai à L’Intelligence : comment suis-je formée ? L’Intelligence évoqua mon développement personnel et social et son façonnement dès la petite enfance. Au fil de la discussion, elle me parla de béhaviorisme et d’autres courants psychosociaux. Elle cita différentes études dont celle d’un éthologue nommé Lorenz. Dans les années 1930, Lorenz démontra le phénomène de l’empreinte ou de l’imprégnation, qui correspond à la mise en place d’un lien entre un déclencheur extérieur et un comportement instinctif, en faisant des expériences sur des oies. Concrètement, Lorenz se plaçait près des œufs, et lorsque les oisons venaient au monde, ils le suivaient partout. Lorenz plaçait n’importe quel objet mobile (comme un ballon coloré) devant les oisons au moment de leur naissance et les oisons s’attachaient à n’importe quel objet mobile, ils le suivaient partout. La présentation ultérieure de la mère véritable n’y changeait rien. Les oisons l’ignoraient. Le premier objet présenté traçait l’empreinte à l’intérieur. Je regardai une interview de Lorenz qui finissait par dire : nous ne savons jamais ce qui se passe subjectivement dans l’esprit de l’animal.
Les forces, Laura Vazquez, Les Éditions du sous-sol, 2025.
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