Professeure de français, Cassandre choisit de remplacer les classiques scolaires qu’elle a l’habitude de faire étudier à ses élèves, par un livre qui décrit l’état alarmant de la planète. Lorsqu’une de ses élèves tente de se suicider, Cassandre est alors accusée de harcèlement moral et traduite en justice. Son procès occupe le centre du récit. On y croise l’enseignante, ses avocats, ceux de la partie adverse, mais aussi un scientifique désabusé qui a participé à l’écriture du livre. Les vies de ces personnages, déjà fragiles, résonnent étrangement avec le chaos écologique qui les entoure. Ce roman choral mêle critique sociale, réflexion sur l’école et méditation sur la catastrophe climatique. L’écriture, vive et parfois ironique, met en parallèle l’effondrement intime des personnages et celui du monde tout en interrogeant la possibilité de transmettre et de continuer à vivre dans un contexte de fin annoncée.
Les dernières écritures, Hélène Zimmer, P.O.L., 2025.
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24 mars
En plantant la clef dans la serrure ce matin, je me suis mise à suffoquer. L’impression de m’enfoncer dans un goulet d’étranglement. Je me suis sentie devenir rouge devant les élèves. Ils s’en sont vaguement inquiétés. Ça va madame ? J’ai pensé burn out. Le truc me tombe dessus après une rupture, normal. Un peu comme de choper la crève après un licenciement, en mode double peine. Ton immunité sociale se plombe, ta santé s’effondre. Je restais là dans le couloir, tenant fébrilement la clef d’aluminium. Je n’étais pas une maîtresse SM, juste une prof exsangue.
J’ai fini par m’adosser au mur en répétant à voix haute ça va aller, pour moi et les élèves. J’ai tendu la clef à l’une d’elles, demandant qu’elle ouvre à ma place. Tout cela n’était sûrement qu’un mal pour un bien. Cette histoire de rien du tout, avec un homme dont la fécondité ne s’exprimait que sous la contrainte et par surprise, devait être un pont vers une vie meilleure. Je ferais un bilan de compétences pour me réinventer. Talon gauche contre le mur, en posture du guerrier, j’imaginais ma reconversion en prof de yoga. À moi la vie en legging sous perfusion de thé vert. Madame il vous arrive quoi ? C’est ouvert là, ça fait une heure.
Leur don pour l’exagération me surprend toujours. Je suis entrée dans la classe. En ouvrant mon sac sur le bureau, j’ai trouvé ce que j’y avais glissé la veille. Mon ordinateur, les Essais de Montaigne et Les Confessions de Rousseau. Les élèves faisaient leur vie. Lancers de gommes, debriefs du week-end, insultes et déclarations d’amour, le tout en musique. Ils sont tellement plus mignons comme ça, heureux qu’un événement interrompe leur routine, qu’avec leurs mines de déterrés quand ils m’écoutent racler le fond des pensées montaigniennes.
Qu’est-il plus farouche que de voir une nation, où par légitime coutume la charge de juger se vende, et les jugements soient payés à purs deniers comptants, et où légitimement la justice soit refusée à qui n’a de quoi la payer, et ait cette marchandise si grand Crédit, qu’il se fasse en une police un quatrième état, de gens maniant les procès, pour le joindre aux trois anciens, de l’Église, de la Noblesse, et du Peuple.
Ma bouche ouverte attestait de ma bonne volonté. Le silence total qui en émanait disait mon impuissance. Il me fallait une ITT. Tout stopper. Une chaussette roulée en boule atterrit sur mon bureau entre Les Confessions et les Essais, sans que je puisse voir qui l’avait lancée. Je la déroulai en espérant trouver un pochon de drogue, un cristal aux vertus magiques qui aurait pu m’aider à me reprendre, mais la chaussette était aussi vide que moi. Les élèves se marraient. Contents ++.
Azur était en train de se filmer. Le gamin est une star sur les réseaux. Il est commentateur de commentateurs de jeux vidéo. Il y a quelques fans en salle des profs. Pendant qu’il parlait à son téléphone, d’autres regardaient par la fenêtre. Léa, avec son air toujours absent, semblait absorbée par le château d’eau. Sa mélancolie était contagieuse. Je sus que n’y arriverais plus. Les mots, les livres. Élucubrer sur qui dit quoi en page machin, sur les accords et les mésententes à propos de la langue française, sur le bien-fondé de l’argumentation. Je portais en moi une profonde envie de silence. Ne plus servir à rien, ni à bien ni à mal.
Tables remuantes, cours qui volent, téléphones en partage. Devant moi trente-quatre élèves entre 13 et 15 ans manifestaient leur envie profonde de vivre. J’étais persuadée qu’eux aussi ne voulaient que ça, ne servir à rien ni personne. Bon on s’en va nous madame. Même M. Zelazny il parle plus que vous. Zelazny, ce prof d’anglais qui se sert de son curseur pour expliquer ce qu’il projette au tableau sans jamais ouvrir la bouche. Même en salle des profs, mutique. Y a quoi madame ? Vous êtes trop chelou en vrai. Alban s’était mis debout sur une table. Cagoule sur la tête, il mimait un massacre. Madame vous savez il peut nous tirer dessus en vrai. Faire rasseoir Alban tout de suite. Intervenir. Après tout c’était ça mon job, garde-fou, entre la police et l’éducation spécialisée. Faire quelque chose. Agir.
J’ai laissé sortir ma voix et sans préméditation j’ai annoncé : « on va étudier Le Bilan ».
C’est sorti tout seul. Le Bilan. Dont j’ai lu quelques extraits dans la presse. J’ai répété l’info plusieurs fois. Changement de programme, allô, information klaxon, c’est Le Bilan qu’on va étudier. Un bouquin écrit par une cohorte de scientifiques. Lâchez Rousseau, que nombre d’entre vous écrivent encore Roussot, oubliez Montaigne, que vous orthographiez presque tous Montègne. J’ai fini par capter leur attention. Azur a posé son téléphone sur la table, Léa a quitté le château d’eau des yeux. Enfin, Alban est descendu de la table. Il a retiré sa cagoule pour mieux se faire entendre :
— Moi j’ai acheté Rousseau. Vous me devez 12 euros madame !
— Je l’ai rassuré d’emblée. Le Bilan est en téléchargement libre.
— Quand même, du coup l’autre je l’ai acheté pour rien.
— Une autre voix a pris le relais.
— C’est clair. Le Bilan c’est pas dans la biblio.
Là sincèrement ça m’a touchée. Au moins quelqu’un qui avait jeté un œil à cette liste que j’avais pondue en début d’année.
Le 27 mars
J’ai fait la même chose avec les 5°. On a lâché Ovide. Question style ils perdent au change. Les conclusions scientifiques sur la fin du monde sont ardues comparées à la prose du poète latin. Mais quand on se force à tourner les pages de ce compte à rebours funeste du globe, on comprend qu’on accède à un nouveau langage. Le Bilan s’écrit comme une longue et irrémédiable FIN. Il commence là où les autres livres se terminent et déroule des phrases qui savent qu’elles n’ont aucun avenir.
Le poète des Métamorphoses et les auteurs du Bilan rendent compte, à leur manière, des bouleversements de leurs temps. En quoi leurs écritures se distinguent-elles ? J’ai écrit le sujet au tableau. Les élèves s’y sont attelés pendant la demi-heure restante. Extraits choisis :
« Je l’ai connait pas. Il faut aller leur posé la question madame. »
« Ils ont voulus faire le bilan du monde. Le monde change. Et donc il se métamorphose comme la décrit le poère Ovide. »
Confusion très pertinente entre le père et le poète.
« les scientifiques ou plutôt scientiflics sont payés par l’état qui nous la met bien profond. »
Cette copie, il s’agit bien de l’intégralité du devoir et pas seulement d’un extrait, m’a été envoyée depuis une adresse inconnue. Parmi les 37 élèves, je dirais Joy. Je ne vois pas qui d’autre pourrait m’envoyer une phrase entière sans faute d’orthographe.
« Bien-sur, on peux d’un côté croire que les scientiphiques ont voulu faire le pastiche du grand livre d’Ovide. Il s’agi cependans des métamorphoses mondiales. Alors qu’Ovide faisait les Métamorphoses d’un monde disparu, c’est-à-dire l’antiquité. D’autre part, on peux aussi penser que les scientiphiques ont voulu aller plus loin, en faisant quelque chose de notre présent. »
Il me reste une classe avec laquelle changer de cap, mes 4°. Après quoi je ferai mon annonce en salle des profs. Chers collègues, je ne fais plus étudier qu’un bouquin à mes élèves, celui qui écrase tous les autres, j’ai nommé Le Bilan. Un livre qui nous ramène à l’intention originelle de l’écriture en dressant le premier inventaire global de nos ressources. Les Mésopotamiens ont commencé à graver des tablettes d’argile pour quantifier le monde, compter le grain et le bétail, se souvenir des dettes. Cinq mille ans de technologie plus tard, Le Bilan nous offre une mesure sans égale du reste à vivre. Ce livre est essentiel, il constitue le dernier décompte avant la fin du monde.
Douche prise, je reviens au carnet. Je me demande si, avec cette étude du Bilan, je ne suis pas en train d’essayer de survivre à mon propre crash. Genre je me fais larguer, je largue le programme. Je ne tire pas mon propre bilan, je préfère m’occuper de celui du monde.
29 mars
Tout ce plastique qui colore la terre, ce ciel sous serre, ces gens qui se cachetonnent pour retrouver le sommeil et le sourire qui va avec, tout cela qui s’appelle la vie m’égaie fort. J’en ai fini avec le vélo, boulot, dodo. Je pédale avec ardeur, j’entre dans la chaleur moite de la classe sans être à fleur de peau et le soir je roupille comme un loir. Les débats entre collègues ne me donnent plus l’impression d’être coincée dans un embouteillage. Je me laisse traverser sans mal par les histoires de décrochage scolaire et de révisions budgétaires. Si ce n’est l’extase, ça ressemble au goût de vivre. Qui m’avait quittée depuis grand C. Peut-être avant.
Toute l’année je me suis levée en écoutant le service public. En buvant mon café, j’ai entendu la fin de tout, tous les matins, fin des temps, fin du monde, fin de l’humanité, fin du civisme, fin de l’espoir, des énergies fossiles, de la paix. Tous les jours la fin du jour. Deux heures plus tard, je faisais face à la génération qui ne connaîtra que ça. Les enfants, la vie est terminée, mais avant que tout disparaisse laissez-moi vous bassiner avec quelques métaphores. Métaphores qui ne vous seront d’aucune utilité pour ce qui vous attend.
Car direz-vous autre chose que le feu le jour où vous verrez les flammes embraser les nuages ? Parlerez-vous de brûlures d’orgueil tressées vers le ciel ? Réclamerez-vous autre chose que l’eau quand vos yeux plongeront dans les lacs vides ? Vos larmes pourront-elles seulement couler face au globe peroxydé ? Et quand vous plongerez les mains dans la terre grise, votre mémoire laissera-t-elle affleurer les proverbes séculaires ? On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Aurez-vous peur de rester en carafe, dépourvus de bons mots, ou fuirez-vous sans vous poser de questions ? À trop vous regarder je perds ma grammaire. Et le sens des choses qui va avec.
Je m’attendais à pire en salle des profs. J’imaginais mon procès orchestré par Hervieu, suivi d’une mise à plat psychanalytique signée Corday. Corday a parlé fort comme elle sait le faire, d’elle surtout, mug levé au plafond. Il lui a suffi de quelques phrases pour que moi-même j’oublie le sujet de départ. Corday trouvait pertinent de nous raconter sa dernière visite au musée naval de Nantes, où elle s’est sentie transcendée par le courage des marins, alors que je venais de donner dans l’annonce choc. Je lâche le programme, les collègues, je ferai étudier Le Bilan jusqu’à la fin des temps. Le Bilan ou la seule prose valable de notre humanité en faillite. Et Corday qui nous parle de la beauté des épaves.
Hervieu a recentré le débat. Peut-on soumettre à l’interprétation des élèves n’importe quel texte ? Bla-bla qui a eu le mérite de ramener un peu de neutralité. Il n’était plus question ni de Corday ni de moi, mais du référentiel. Une poignée de profs se sont barrés. Les autres ont fini par hausser les épaules. Nous ne sommes que de simples profs, on n’est pas là pour réinventer le monde. On a basculé sur quoi manger à midi et si l’ascenseur était réparé.
Je me demande quand l’inspection va me tomber dessus.
30 mars
En fait l’annonce a suscité le drame. Je l’ai appris aujourd’hui, en sortant de mon cours avec les 5° qui, au passage, progressent à une vitesse folle.
Léo, le prof de maths, s’est précipité sur moi quand je détachais ma chaîne de vélo. Précipité, c’est peut-être exagéré, mais enfin il est arrivé vers moi, ce qui n’arrive pas en temps normal. Sauf trois mots échangés à la crémaillère de Laura il y a plus d’un an, on ne s’est jamais parlé. Léo vient donc me voir en ami. Il me dit qu’Hervieu a déjà fait remonter l’info à la principale et qu’une convocation va me tomber dessus. Il est encore temps pour moi de me rétracter.
Amis lui et moi ? Pourquoi pas.
Léo poursuit, me rappelant que c’est le 1er avril dans deux jours. À ma place il se retrancherait derrière un canular. Je vais y réfléchir, je lui dis, merci. Là il me propose un verre. On se retrouve donc dans dix minutes au bar à vin en bas de chez moi. Quand même Hervieu. Ce type est une sombre merde. En même temps ça ne pouvait venir que de lui. Le narcissisme de Corday a au moins le mérite d’épargner les autres de sa connerie. Cette meuf est incapable de faire du mal ou du bien à qui que ce soit d’autre qu’elle-même.
1er avril
Où je pense au frai des ablettes, à la reproduction en eau douce, aux œufs qui se baladent dans les vaguelettes de l’amour.
Avant-hier, juste un verre avec Léo. Beaucoup parlé du Bilan, de son contenu anxiogène, compliqué à faire digérer aux élèves, mais essentiel par les temps qui courent. De comment je renouvelle l’approche du français en faisant étudier des scientifiques plutôt que des auteurs et des autrices. De la différence de style entre les auteurs hommes et les autrices femmes, entre les auteurs femmes et les autrices hommes. Beaucoup trop parlé. À croire qu’on préférait se montrer nos cerveaux plutôt que le reste. On s’est revus hier, même bar même bouteille, dégoupillée une heure plus tôt. Descendue très vite, pour grimper chez moi cette fois.
Tornade.
Et pas un instant je n’ai pensé à mes ovocytes. Lorsque je ne pense plus à rien que ce que j’ai dans la bouche, à rien d’autre que l’homme avec qui je pénètre le moment présent, j’ai tendance à me dire que c’est le bon. C’est irrationnel. Il m’offre le vide ; je lui donne tout.
On est passés du canapé au lit. On s’est attrapés plus langoureusement que dans le salon. Refaire le vide, parfaire le vide. Dans l’obscurité, s’épuiser. La troisième fois l’a laissé sec, moi suffocante. En m’endormant, je sentais le plaisir lisser mon front, emplir mes joues. J’avais les yeux clos. Nul besoin de se regarder pour s’aimer bien.
Ce matin, silence cotonneux sur odeur de brioche. Léo a fait le café. C’était joli de le voir s’activer chez moi. « Tu es sûre ? » il m’a demandé soudainement. Sûre de quoi ? J’ai bu quelques gorgées de café pour retrouver une voix audible. « De quoi ? » j’ai répété. « Ton histoire de Bilan, ça risque de mal finir. » J’ai bu encore, mangé un peu. Éludé. J’avais envie de rester dans le vide de la nuit, la tiédeur irresponsable, mais Léo m’en a définitivement extirpée : « Dans ce cas, je te suis. » Je l’ai regardé avec étonnement. Je ne lui avais rien demandé.
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