

Dans Le cours secret du monde, Hugues Jallon dresse un panorama déroutant de figures marginales ou influentes, ésotéristes, gourous, ingénieurs illuminés, agents doubles, spécialistes du développement personnel, pour explorer les zones troubles où l’occultisme, l’économie et le pouvoir s’entrelacent. À travers un montage d’anecdotes, d’extraits et de réflexions, il interroge le capitalisme comme système ésotérique, construit sur des promesses opaques et des récits à décrypter. Derrière les histoires singulières de ces « chercheurs de vérité » se dessine une logique du secret devenu norme. Le livre, constitué d’une juxtaposition d’éléments différents, nourri de colère et d’humour noir, évolue comme un labyrinthe mental où la lucidité politique flirte avec la paranoïa. Hugues Jallon y esquisse une critique du monde contemporain et un appel à rompre avec ses injonctions absurdes.
Le cours secret du monde, Hugues Jallon, Verticales, 2025.
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Sur une mauvaise photographie en noir et blanc, il nous regarde. Il a l’air d’un dandy avec sa cravate nouée sous son faux col et ses cheveux clairs bien peignés. Son coude repose sur une table de métal encombrée d’appareils reliés par des fils électriques. Au premier plan se trouve une sorte d’instrument de chimie composé de trois flacons de verre superposés, en forme de globes aplatis, surmonté d’une pipette à poire.
Frederick Soddy a vingt-cinq ans à peine. Assis à côté de lui, Ernest Rutherford est plus âgé, il semble absent, on ne sait pas trop ce qu’il regarde, peut-être tout ce matériel étrange qui occupe la table au milieu d’eux, ou bien il réfléchit à ce qu’ils viennent de faire tous les deux. Soddy se souvient : « J’ai été subjugué par quelque chose de plus fort que la joie – je n’ai pas de mots pour le dire – une sorte d’exaltation. J’ai crié : "Rutherford, c’est de la transmutation !" Et Ernest a répliqué : « Bon sang, Soddy, n’appelle pas ça de la transmutation. Ils vont nous prendre pour des alchimistes et ils vont nous faire la peau !" »
C’est la veille de Noël, en décembre 1902, dans leur laboratoire de l’université de McGill de Montréal, le jeune chimiste et le vieux physicien ont réussi à transformer du thorium radioactif en un gaz inerte, qu’ils pensent être de l’hélium. Quatre ans plus tôt, les époux Curie ont découvert le polonium et le radium, et Marie a introduit le mot « radioactivité » dans l’histoire de la science atomique. Mais Soddy et Rutherford sont allés plus loin : ils ont, en quelque sorte, trouvé un moyen de transformer la matière. Ils obtiendront chacun un prix Nobel pour leurs travaux. À cette époque, ça fait longtemps que l’alchimie n’intéresse plus grand monde, surtout les vrais scientifiques, comme Soddy et Rutherford. Tous les vieux instruments de ceux qui cherchaient à percer les mystères de la matière, l’athanor, l’alambic, le pélican, la cornue, le bain de sable sont depuis des siècles rangés au magasin des souvenirs et dorment dans les cabinets de curiosités.
La physique et la chimie nucléaires, qui explorent la structure invisible des atomes, changent tout. Quelque chose est en train de se passer avec cette histoire de transmutation, quelque chose qui peut changer la face du monde pour toujours. Les vieux alchimistes soulèvent une paupière, les théosophes britanniques publient un communiqué, le milieu scientifique s’agite, c’est le début de l’ère atomique, comme on dit alors. Et voilà que Soddy s’enthousiasme, dans l’une de ses conférences : « Dans une civilisation capable de transmuter la matière, l’être humain n’aurait plus besoin de gagner son pain à la sueur de son front... il pourrait transformer les déserts, faire fondre les calottes polaires et faire que la planète tout entière soit un paradis. Mais on devine aussi une angoisse sourde devant l’avenir qui s’ouvre à eux. Comme l’écrit Rutherford, « un imbécile dans un laboratoire pourrait faire sauter l’univers par mégarde ». La transmutation de la matière, c’est la libération d’une énergie inconnue jusque-là. H. G. Wells, qui avait suivi de près les travaux de Soddy et Rutherford, publie en 1914 un roman, The World Set Free, où il est le premier à imaginer l’existence de bombes nucléaires. On raconte que Leó Szilárd a lu le livre de Wells quelques mois avant de mettre au point le concept de réaction en chaîne, en 1933. Mais ça, c’est une autre histoire, celle du projet Manhattan, de Hiroshima, de Nagasaki, des missiles intercontinentaux américains et soviétiques, des Pershing et des euromissiles, etc.
Quand j’avais treize ans, il est sorti un film que je ne suis pas sûr d’avoir vu, mais dont tout le monde parlait tant il avait frappé les esprits : Le Jour d’après, le récit ultraréaliste d’une guerre nucléaire mondiale et de la quasi-destruction de l’humanité. Il paraît que même le président américain Reagan en est sorti déprimé.
Mais tout ça, on n’y est pas encore.
Quinze ans après, l’expérience de Soddy et Rutherford résonne dans un domaine inattendu. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le système monétaire international où les monnaies nationales sont alors définies par leur poids en or, et où les taux de change sont fixes, a volé en éclat. Heureusement, à la conférence de Gênes, en 1922, les grands États industriels tombent d’accord pour revenir à l’étalon-or et tout remettre d’aplomb. Le monde respire.
Seulement voilà, personne n’a oublié la transmutation réussie de la matière par les nouveaux alchimistes de l’atome, et dans ces années-là, on annonce régulièrement des expériences chimiques réussies de transmutation de métaux en or. En 1924, Adolf Miethe, par exemple, un grand scientifique berlinois, l’inventeur de la photographie en couleur, révèle qu’il a réussi à transformer en or des vapeurs de mercure en utilisant des rayons ultraviolets. Un laboratoire américain tente sans succès, quelques mois plus tard, de rééditer l’expérience.
Il souffle alors un vent de panique aux États-Unis et ailleurs. L’inquiétude est telle qu’en janvier 1924 le New York Times publie en une un article qui se veut rassurant : Le regain d’intérêt récent pour l’alchimie et la parution d’articles laissant entendre que l’or artificiel pourrait devenir si abondant que le métal naturel perdrait la valeur qui en fait la référence du système monétaire a conduit l’Institut d’études géologiques des États-Unis à déclarer qu’il n’y a aucune raison d’espérer pour les chimistes, ni aucune crainte à avoir pour les économistes, que le précieux métal puisse être produit en laboratoire. » Les annonces d’expériences de transmutation réussies se multiplient, en Grande-Bretagne, au Japon, si bien qu’en 1928 encore le New York Times consacre un article au livre qui vient de paraître de l’alchimiste français François Jollivet- Castelot, La Fabrication chimique de l’or. Pendant plusieurs années, les pays industrialisés insérés dans le commerce mondial semblent vivre sous la menace d’une destruction complète de l’ordre monétaire international et d’un naufrage général de leurs économies. Ce naufrage aura lieu, mais pour d’autres raisons, quelques mois plus tard, avec le krach de Wall Street, en octobre 1929.
Ensuite, plus personne ne s’intéresse vraiment à l’or.
On s’achemine, après la Seconde Guerre mondiale, vers la fin de la convertibilité du dollar en or, finalement décidée par Nixon en 1971. Une nouvelle ère s’ouvre pour l’économie mondiale. Les monnaies se mettent à flotter. Les taux de change fluctuent en permanence. C’est le marché qui décide désormais seul de leurs valeurs. L’or, c’est fini. L’alchimie aussi.
La fête peut commencer.
Le commerce mondial explose. Les Bourses explosent.
Les montants de liquidités explosent.
La finance explose.
Le prix du pétrole explose. L’inflation explose.
La dette publique américaine explose.
La population mondiale explose.
Les télécommunications explosent.
Il n’y a plus de barrières, il n’y a plus de frontières, il n’y a plus d’obstacle.
Un célèbre éditorialiste, Thomas Friedman, du New York Times écrit que « le monde est devenu plat ».
La fête peut commencer.
On a attendu trop longtemps que la came soit livrée. Maintenant, la musique est plus forte, si forte qu’on ne s’entend plus parler, tout le monde est très excité, on se succède dans la petite salle de bains, doucement, pas de panique, il y en aura pour tout le monde.
Les nez reniflent, les corps dansent.
Les yeux étincellent, les pupilles sont dilatées.
Le sang gonfle les artères, les cœurs brûlent, les cerveaux explosent de joie sous la boule à facettes qui tourne sans fin, tout se met à scintiller, ça y est, la fête a commencé, nous sommes connectés, c’est branché, les neurotransmetteurs sont bloqués, bien accrochés au dernier maillon d’une longue et solide chaîne de valeur, elle-même merveilleusement intégrée aux circuits du commerce mondial, à un réseau de producteurs, transporteurs, grossistes, détaillants, comptables et avocats de premier plan, des experts à la pointe des techniques d’optimisation fiscale des plus-values qui transitent par une multitude de sociétés-écrans dirigées par une multitude de prête-noms.
La fête a commencé. Quelle joie.
Le 1er mai 1981, dans une interview donnée au Sunday Times, la Première ministre britannique, Margaret Thatcher a déclaré : « Economics are the method ; the object is to change the heart and soul. (« L’économie, c’est la méthode, l’objectif est de changer le cœur et l’âme. »)
C’est une révolution intérieure
C’est une révolution de l’âme ou du cœur.
C’est long de changer une âme ou un cœur, plus long que de creuser une falaise ou d’ensevelir un village sous une retenue d’eau, mais à la fin, un « homme nouveau » est né, le nouvel ordre du capital a réalisé ce que les fascismes et les communismes avaient échoué à fabriquer.
L’avenir lui appartient.
Au début des années 1990, on reparlait beaucoup de la « fin de l’histoire ». C’était après l’effondrement de l’URSS, après la chute du mur de Berlin. Dans un livre intitulé La Fin de l’Histoire et le dernier homme, un Américain d’origine japonaise, Francis Fukuyama, annonçait qu’elle était enfin arrivée, cette fameuse « fin de l’histoire », que la Démocratie, le Libéralisme, le Libre-Marché, l’avaient emporté, la paix allait enfin régner dans le monde où le « dernier homme » patiente quelques secondes à l’entrée du rayon surgelés et où son genou lui fait un peu mal lorsqu’il court plus longtemps que d’habitude comme ce matin après le rendez-vous avec les Coréens qui n’avait pas bien démarré à cause d’un lot de panneaux abîmés dans un conteneur expédié il y a un mois. L’histoire est derrière lui maintenant, « le dernier homme » a trouvé une solution, les banques lui ont accordé un nouveau délai. Il frissonne dans l’air climatisé. Il peut se détendre, il n’est pas pressé. Sa femme doit terminer sa présentation de demain, des pizzas feront l’affaire, avec de la glace et des fruits. Après, ils regarderont peut-être deux épisodes d’une série.
Il sourit.
Il a des projets pour demain.
« Just be », « Just be you », « Just be yourself », disent les publicités et tous ces livres et méthodes de développement personnel qui nous veulent du bien.
Tu vas y arriver.
Pense à toi.
Connais ta propre valeur.
Cultive-la, enrichis-la.
Tu es ton meilleur atout dans la vie.
Tu sais que l’amour et l’amitié ne durent pas.
Tu es seul, tu ne peux compter que sur toi-même. C’est ta force.
Tu n’as besoin de personne.
Sois toi-même.
Détache-toi.
Augmente ta puissance.
Cultive ta différence.
Valorise-toi.
Adapte-toi, ne te laisse
pas distancer.
Accrois tes compétences, accrois tes chances.
Évite les ornières.
Repositionne-toi.
C’est bien, tu vas apprendre maintenant à te dépasser, tu verras, ce sera dur, ce sera douloureux, mais tu vas trouver ta place dans ce monde.
Aide-toi, le ciel t’aidera.
En exil aux États-Unis, le philosophe Theodor Adorno entreprend, en 1952, une étude de la rubrique astrologique du Los Angeles Times. Il analyse cette croyance dans le rôle des astres comme une forme moderne d’aliénation, dont l’objet est de justifier ou de trouver une raison à l’oppression vécue dans un monde devenu sans âme : « qui pousse les gens dans les bras des différents types de “prophètes de l’imposture" n’est pas seulement leur sentiment de dépendance et leur désir de mettre cette dépendance sur le compte de sources "supérieures" et, en définitive, plus acceptables, c’est aussi leur désir de renforcer cette dépendance, de ne pas avoir à prendre en main leurs affaires.
Dans les Minima Moralia, il consacrera quelques pages à l’occultisme, qui recouvre, dans son esprit, l’astrologie et le spiritisme. Il parle d’« exploitation matérielle directe des âmes. ». Il dit que « l’occultisme est la métaphysique des imbéciles », fournissant « une vision du monde aux esprits faibles : », « une réponse rapide et brutale pour chaque question ». Il dit qu’« elle soustrait chacun à toute solution ». Il dit que la régression vers la pensée magique à l’époque du capitalisme avancé assimile la pensée à des formes propres à ce capitalisme ». Il n’avait encore rien vu.
Le cours secret du monde, Hugues Jallon, Verticales, 2025.
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