

Bassoléa, c’est la voix d’une jeune femme « mise au vert » contre son gré. En colère contre le monde et ses absurdités, elle trouve refuge dans une véranda sous terre. Là, elle contemple champignons, bactéries, racines, protozoaires. Elle respire enfin. Curieuse, elle cherche « à traduire dans le monde des humains l’art de vivre des microbes. » Ce monologue haletant, à la croisée du récit initiatique et d’une forme de manifeste écopoétique, critique frontalement notre société du tout-travail, destructrice du vivant, et imagine un corps recyclable, sans trace, en célébrant l’élan vital d’une jeunesse en quête d’alternatives. De sa fureur naît un enthousiasme contagieux, une curiosité pour ce qui pousse, pour ce qui échappe à l’ordre dominant. Un chant vibrant, une parole libre, incarnée, profondément vivante.
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alors je suis retournée à ma terre et tant pis si je m’enterre je me suis dit parce que c’est moi qui le veux, parce que je m’y shoote à la vie et que c’est quand même hallucinant le vivant, rien de plus hallucinant que le vivant, c’est l’hallu complète quand on y songe, quand on y songe plus d’une seconde, parce qu’après j’ai passé un temps fou à creuser la question, la question des microbes, des champignons, celle du sol vivant et du soleil dans tout ça, et c’est là que je suis tombée sur le documentaire d’un Japonais, un film daté et de super-mauvaise qualité, pas très long mais que je me suis passé en boucle tellement j’étais scotchée par les images qui défilaient, je n’avais pas assez d’yeux pour voir ce qui est invisible à l’œil nu, ces champignons qui n’étaient pas les champignons qui poussent dans la tête quand on pense champignon mais des sortes de fins tentacules qui progressaient sur l’écran en vitesse accélérée pour s’attaquer à une feuille morte, pas assez d’yeux non plus pour suivre le ballet de bactéries fortement pixelisées, en vrai des nuages entiers de pixels blancs et bleus qui s’attaquaient eux aussi à une feuille morte tandis qu’une voix monocorde et d’un autre âge expliquait comment les champignons, les bactéries et toutes sortes de bestioles s’emploient à transformer les feuilles mortes en humus qui mêlé aux roches réduites par les lichens en débris fins fins fins forme ce qu’on appelle de la terre, cette terre dont je ne faisais pas vraiment cas jusque-là, je dois le dire jusque-là je ne faisais aucun cas de la terre, et qui fait vraiment cas de la terre, personne ne fait vraiment cas de la terre, elle nous supporte voilà tout, cette terre dont j’apprenais qu’il fallait trois cents ans d’érosion et d’activité microbienne intense pour en produire un seul centimètre, et même bien plus suivant les terrains, au Japon ça se comptait en milliers d’années, je n’en revenais pas, et je n’en suis toujours pas revenue pour tout dire, et puis il y a eu ce moment où, à force de repasser les images d’une racine d’un blanc translucide qui étendait ses radicelles et à l’extrémité de laquelle s’agitaient des pixels dont la voix disait qu’ils étaient des bactéries, à force oui, à force il y a eu ce moment où tous ces pixels de lumière sont passés directement de l’écran jusque dans ma tête et m’ont éclairée brutalement sur la nature même de la terre, qui est pleine de soleil, en vrai, en plus d’être pleine d’air et pleine d’eau la terre est pleine de soleil, la terre est forcément pleine de soleil puisque les plantes captent la lumière et que les racines doivent bien en recevoir un peu, de cette lumière, parce que tout circule en tous sens dans une plante, on pouvait le voir ça aussi dans le documentaire, à un moment on pouvait même suivre la circulation des fluides dans une plante, tout ça dépassait mon imagination que je croyais pourtant fertile, trop, on me l’avait assez dit, tu as trop d’imagination, et j’ai dû m’allonger à nouveau une main sur la tête une autre sur le ventre, j’ai continué à réfléchir, et plus je creusais la question et plus je me disais que tout communique, plus je creusais la question et plus je me disais qu’il fallait creuser les questions, chaque question, que c’était ça l’urgence, s’arrêter et creuser chaque question, ce qui demande un temps fou c’est vrai, et alors, au moins pendant ce temps je ne construisais pas des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout. Regarde cette herbe, cette minuscule et très modeste petite herbe, est-ce qu’elle se plaint, est-ce qu’elle s’agite, est-ce qu’elle tourne la tête en tous sens, est-ce qu’elle roule des yeux dans tous les sens en se plaignant, je n’ai le temps de rien, j’ai trop de travail, et pourtant c’est elle qui fait tout le travail, le véritable travail, c’est elle qui pousse, qui se développe, donne toute sa mesure d’herbe ordinaire, c’est elle qui produit tout ce dont la vie a besoin sur terre, c’est elle qui travaille à la vie, en vrai, eux ils ne travaillent pas, ils subissent le travail et ça leur va bien, sortir du travail pour se mettre au travail demande tellement plus de courage que continuer à travailler, sortir du travail demande tellement plus de travail en somme qu’ils préfèrent tous creuser leurs ornières plutôt que creuser leurs questions ce qui les amènerait inévitablement à arrêter de fabriquer des trucs débiles et hideux et qui détruisent tout pour se mettre à travailler à la vie, et le pire c’est qu’eux aussi ils l’ont compris, le pire c’est qu’ils savent bien tout ça, au fond, ils se mentent c’est tout, c’est la peur qui leur ment, la peur de sortir de l’ornière qui a pris la forme de leur corps, à force, et c’est pourquoi ils n’ont plus le temps de se nourrir correctement, le temps d’aimer n’en parlons pas, même les morts ils n’ont plus le temps de les accompagner, il faut que ça aille vite, au pas de charge, ils n’ont pas que ça à faire, ils sont bien trop occupés à tuer la vie aux quatre coins de la planète, alors j’ai pensé aux Indiens d’Amérique et penser aux Indiens d’Amérique m’a donné envie de sortir, de travailler à la vie moi aussi, de participer, parce que c’est l’essentiel dans la vie, alors je suis sortie, je suis sortie et j’ai tourné, j’ai tourné autour de la maison, des pans entiers menaçaient de me tomber sur la tête, j’ai tourné plus vite, je ne savais pas trop quoi faire au juste, je ne savais pas trop quoi faire de mon corps, participer c’est beau mais quoi faire ensuite, une fois qu’on a décidé de participer à la vie, surtout que je ne savais rien faire, en vrai, strictement rien, alors j’ai tourné plus vite, encore plus vite, jusqu’au moment où j’ai couru, j’ai couru, jusqu’au moment où j’ai dévié, je ne sais pas comment ça s’est fait mais ça s’est fait, je me suis retrouvée à courir dans un champ qui puait le fumier avec des froissements d’ailes qui me passaient au-dessus de la tête, au début ça m’a pas plu, pas les étourneaux qui se déplaçaient en nuages organisés non, mais le fumier ça m’a pas plu, on dit que c’est naturel mais ça sent quand même super-fort, au début je me suis défendue, j’ai tenté de limiter, la respiration, la suspendre, même, mais ça n’a pas marché, je courais, en marchant on peut, limiter, un peu, et même suspendre, la respiration, mais en courant c’est impossible, et je courais, et je ne pouvais pas m’arrêter de courir, alors j’ai respiré, normalement, enfin ce qui est normal lorsqu’on court, c’est-à-dire fort, j’ai respiré fort, et même plus fort encore, quitte à respirer cette odeur de fumier, forte, autant respirer fort, c’est logique, alors j’ai respiré fort l’air qui puait le fumier à plein nez, et j’ai senti l’air avec le fumier dedans entrer dans mon corps jusque dans mon sang et j’ai trouvé ça étonnant, et j’ai senti aussi l’air avec un peu de mon corps dedans ressortir par mes narines, et petit à petit je suis entrée dans le champ et le fumier pendant que le champ et le fumier m’entraient dans le corps, je ne faisais pas qu’un avec le champ et le fumier il ne faut pas exagérer mais j’en faisais partie, et je me suis dit, d’une certaine façon je me suis dit que c’était peut-être ça, participer, et ça m’a enthousiasmée, et quand je pense maintenant que personne ne dit ça, personne n’explique ça, personne n’écrit ça, que le dehors sans arrêt entre dans le dedans et que le dedans sans arrêt entre dans le dehors, et que le dehors est fait de dedans et que le dedans est fait de dehors, quand je pense que même les écrivains n’en font aucun état, leurs personnages vont et viennent, comme ça, naturellement, les écri- vains font aller et venir leurs personnages sans que jamais ne soit mentionné le fait qu’ils sont faits de dehors et que le dehors est fait de leur dedans, ils les font aller et venir comme si ça allait de soi, comme si c’était anodin, alors que c’est essentiel, sans ça comment pourraient-ils aller et venir, comment pourraient-ils vivre leurs histoires d’amours, de batailles, de héros et même d’antihéros, ils ne pourraient pas, c’est bien simple, mais on dirait que c’est pas une question pour eux, que c’est pas un émerveillement, que cela va de soi, rien à dire là-dessus, rien à signaler, ils ont autre chose à faire qu’à respirer, leurs personnages, ils ont des projets, ils ont des ambitions, ils ont des sentiments, ils sont des personnages dans des romans écrits par de grands écrivains, respirer c’est banal pour eux, et même pire, c’est un dû. Et d’ailleurs le dehors n’est qu’un décor pour eux, rien de plus, et respirer juste un moyen d’avancer dans ce décor et réaliser des choses plus ou moins grandes en fonction du personnage qui est fonction de l’écri- vain, mais respirer, et là je respirais, pour la première fois de ma vie je respirais, mais respirer c’est l’affaire de toute une vie, respirer c’est l’affaire, la grande affaire de la vie, ce n’est pas rien, c’est phénoménal, c’est la merveille des merveilles, et personne pour s’extasier, ou même s’étonner. J’en étais stupéfaite alors que je courais maintenant sur des pierres noires qui basculaient sous mes pieds, ce qui m’obligeait de plus en plus souvent à bondir sur le flanc d’un de ces sucs volcaniques qui poussent un peu partout ici sur le plateau, et c’est pour ça que je ne les ai pas vus arriver, les nuages, ils couraient vite eux aussi il faut dire, ils débordaient la ligne d’horizon pour dépêcher en montant de la vallée des langues brumeuses qui fonçaient dans le ciel bleu, se déversaient dans chaque dépression du plateau. Dans l’élan je me suis dit que j’allais boire les nuages par le nez et par la bouche à m’en saouler, jusqu’à ce que la mer de nuages recouvre tout et m’enveloppe de froid, et là j’ai eu peur, parce que je ne voyais plus rien, j’ai oublié de boire et j’ai entrepris très vite de faire machine arrière. Heureusement il y avait des ouvertures dans ces masses d’eaux énormes qui passaient en vapeur et en trombe, parfois on voyait même les sucs au loin en ombre chinoise et le soleil comme une lune pleine. Je courais un peu au hasard maintenant selon la visibilité quand tout à coup, elle était là, entre deux nuages, gonflée comme une énorme baudruche, couchée sur le flanc mais si gonflée que ses quatre pattes étaient en l’air, largement écartées. Une vache. D’un roux terne, mat. C’était irréel. Cette vache morte existait comme jamais rien n’avait existé, et c’est justement parce qu’elle était irréelle qu’elle existait, là, devant mes yeux, au point que la force de sa réalité m’a renversée, soufflée. Je me suis retrouvée sur le cul sans comprendre. J’ai mis du temps à me remettre, mais quand je me suis un peu remise je me suis dit que vraiment c’est le genre de truc qu’on trouverait jamais dans un roman.
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