
À l’occasion de notre résidence de création à La Marelle, pour le projet d’écriture Autour, avec Caroline nous avons eu le plaisir de partager les espaces de la Villa Deroze à La Ciotat avec Jiwon Lee, jeune autrice originaire de Corée du Sud.
Jiwon Lee est une artiste pluridisciplinaire, dont le premier recueil, Les graines se souviennent des douleurs des plantes, issu de son mémoire de master aux Beaux-Arts de Bordeaux, marque un tournant dans sa pratique. Un texte entre poésie et récit qui, à travers une écriture à la fois brute et sensible, délicate et poignante, explore la pauvreté, la violence de genre, l’exploitation et les héritages historiques du traumatisme. Une mosaïque d’expériences où dialoguent douleur et mémoire.
Le dernier jour de notre résidence, j’ai demandé à Jiwon de lire quelques extraits de son choix du livre de poèmes de Han Kang, Prix Nobel de littérature 2024 Ces soirs rangés dans mon tiroir, qu’elle lisait lors de notre séjour à La Ciotat. J’ai enregistré ensuite ma lecture de la version traduite en français associée à un montage d’images tournées en Asie et de vidéos filmées à La Ciotat. Les images dialoguent avec le texte comme nos deux voix naviguent vibrent dans les échos de nos deux langues.
Ces soirs rangés dans mon tiroir est le premier recueil de poèmes de Han Kang traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet. Il vient d’être publié aux éditions Grasset, en 2025. Dans ses textes l’autrice explore les thèmes de la fragilité du corps, de la mémoire, de la mort. Son écriture est épurée et sensible. Entre douleur intime et résonances universelles, la poétesse coréenne fait dialoguer nature et expériences personnelles. L’ombre et l’espoir se mêlent dans ce recueil « en s’affranchissant de la pesanteur » comme dans ses romans qui interroge la condition humaine.
Quand je me mets à pleurer, mon corps se vide comme une jarre
J’ai pleuré en plein milieu de la rue, cachant [mon
visage dans mes mains
Incroyable, il me restait donc encore des larmes
Quand je me mets à pleurer, mon corps [se vide
comme une jarre
J’ai attendu immobile le temps d’être à nouveau
[remplie
Je ne saurais dire combien de personnes sont passées
[à côté de moi
Ou plutôt combien se sont écoulées par les rues et
[les ruelles
Quiconque aurait frappé à mon corps aurait été [surpris
Quiconque m’aurait prêté l’oreille aurait été surpris
Car l’eau noire bouillonnait
Car l’eau profonde grondait
Formant un tourbillon
Une ronde
Tournant en rond
Incroyable, il me restait donc encore des larmes
Et, mystérieusement, je n’avais plus peur de rien
Alors que je déambulais seule au milieu des rues
Tu es mort à jamais dans mon cœur
Alors que je déambulais seule au milieu des rues
Une vie s’est réveillée dans mon cœur
Le trente mai deux mille cinq, la mer de Jeju était
inondée d’un soleil printanier. Offrant mon corps au
vent marin au goût de sel, je me suis dit : ta vie est
un cadeau.
Un jeune oiseau volait.
Des larmes encore humides sur mes joues.
Jour paisible
Dès les premières gouttes de la pluie
Je suis allée fermer la fenêtre du balcon
(Laissez-moi tranquille)
A dit l’escargot en sortant de sa coquille.
Il avançait doucement
Laissant derrière lui une traînée luisante et visqueuse
Tirant de sa coquille son corps mollasse
Il avançait insensiblement
Sur le châssis d’aluminium tranchant
Ne me brisez pas
Ne m’écrabouillez pas
Ne m’écrasez pas
Subitement
À ce moment-là
Lorsque je croyais me battre, corps à corps, [de façon
tragique avec ma vie
Ce que je frappais, à bout de souffle, [ce n’était qu’un
fantôme
Un fantôme qui suait à grosses gouttes [Il m’a laissé
deux yeux au beurre noir [et des bleus au ventre
Quand enfin j’ai pu saisir la main d’un pan de ma vie
[elle a serré si fort que mes phalanges se sont [brisées.