
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Dans le film Le milieu du monde d’Alain Tanner, co-écrit avec John Berger, un jeune ingénieur entre en politique et tombe amoureux d’une serveuse italienne. Au début de leur histoire, alors que le couple se promène, ils voient passer un train. À l’approche du train, l’homme dit à sa compagne : le son est plus aigu car les ondes sonores sont compressées devant lui. Lorsqu’il passe à notre hauteur, il atteint sa fréquence réelle. En s’éloignant, le son devient plus grave, car les ondes sonores s’étirent. Ce phénomène acoustique s’appelle l’effet Doppler. Il se produit lorsqu’une source sonore en mouvement modifie la fréquence perçue en fonction de sa vitesse par rapport à l’observateur. Dans Jonas aura 25 ans en l’an 2000, des mêmes auteurs, un ancien cheminot nostalgique du temps où il conduisait des locomotives à vapeur, évoque la différence notable entre conduire un train et en être le passager. Quand on est passager, assis près de la fenêtre, on regarde défiler le paysage, aspiré par la vitesse du train, vers l’arrière, dans l’oubli. Quand on conduit le train par contre, seul à l’avant de la machine, le paysage vous saute au visage, on y pénètre à grande vitesse, on s’y projette et on y disparaît, telle une flèche visant sa cible, et les rails se profilent à l’horizon.
Chaque jour apporte de nouvelles fleurs qui colorent rues et jardins. Le mimosa ouvre le bal avec ses pompons d’or au parfum de miel et vanille. Il est suivi par les délicates fleurs roses des prunus. Les haies de forsythias bordent les allées d’un jaune éclatant, tandis que les larges pétales roses des magnolias s’épanouissent comme des lotus flottant danns le bleu du ciel. Les pelouses verdissent piquetées de milliers de pâquerettes, constellations éphémères rappelant la voie lactée. Sans qu’on y prête attention, les branches des arbres longtemps nues se couvrent de bourgeons discrets, prêts à s’ouvrir. Les jeunes feuilles ne demandent qu’à se déployer. L’air reste frais, mais dès les premiers rayons du soleil, les plus téméraires sortent en pull ou dévoilent leurs bras en tee-shirt aux terrasses des cafés. Peu à peu, presque imperceptiblement, le paysage se métamorphose. En quelques semaines à peine, la ville se pare des couleurs du printemps.
Reflets mouvants qui déforment les façades des immeubles, renversent les perspectives, modifiant jusqu’au vertige les dimensions et parfois même la matérialité. Sous l’effet de la lumière, les surfaces rigides se dissolvent, les lignes droites se brisent, se plient, s’étirent en ondulations improbables. L’architecture, d’ordinaire figée, devient fluide, changeante, soumise à l’instant et au regard qui la saisit. Les ombres projetées se découpent en négatif sur les parois vitrées, ouvrant des failles saillantes dans le paysage urbain, des passages incertains entre le visible et l’invisible.
À mesure que l’on avance dans la ville, ce jeu d’apparitions et de métamorphoses altère notre perception. Ce qui semblait immuable devient fugace, mouvant, insaisissable. Les immeubles ne sont plus seulement des volumes ancrés dans l’espace, ils flottent, se reflètent et se recomposent dans un ballet de formes et de lumières. À travers ces reflets, la ville se révèle sous un jour nouveau, échappant aux repères habituels, transformant nos certitudes en mirages éphémères. L’œil n’appréhende plus la ville telle qu’elle est réellement, mais telle qu’elle se rêve, dans les plis de notre imaginaire, oscillant entre réalité et illusion.
Le jour où je suis devenu Sylvain Prudhomme, j’ai compris que je n’étais pas un écrivain. J’ai répondu aux questions qu’on posait ce jour-là à l’écrivain, dans cette formation sur la modération d’un débat ou d’une rencontre en bibliothèque, jouant son rôle avec une assurance, un enthousiasme et une précison déconcertante. J’ai senti le moment de bascule en moi, ce que j’appelle l’instant Axolotl en référence à Cortázar. J’ai perçu dans le regard des autres que j’étais devenu cet écrivain. Ce que je cherchais au fond c’était l’échange sur l’oeuvre, parler du travail de la langue, de l’écriture. J’avais réponse à tout, proloxe je donnais des détails, des exemples. Je retrouvais ce que je faisais déjà dans ma jeunesse, lorsque je marchais dans les rues, en répondant intérieurement aux questions sur mon écriture.
Je me suis mis à écrire avec les mots des autres. Je me suis caché derrière un pseudonyme. Je n’aime pas particulièrement écrire mais je ne peux pas m’en empêcher. J’aime les livres, en lire en écrire, mais la pression de l’édition est insupportable. J’écris hors du livre. Dans cette liberté et cette indifférence. J’aime animer des ateliers d’écriture. J’aime lire mes textes (et ceux des autres) en public, car j’aime sentir le regard des gens se poser sur moi, leur écoute flottante. À cet instant je deviens un autre et c’est ainsi que je deviens (peut-être enfin) moi-même. Celui qui s’en rapproche le plus en tout cas. Je me rends compte que le plus important pour moi est dans le partage de ce que j’aime.