
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Je crois qu’il suffit de peu pour être heureux. Se promener aux côtés de celle qu’on aime depuis toujours, dans une ville qu’on connaît par cœur, mais qu’on se plait à découvrir à nouveau, et même dans ce lieu qu’on a arpenté il y a peu, ce plaisir de prendre des libertés avec le chemin parcouru la première fois, s’en servir pour découvrir de nouveaux endroits, avec cette capacité de se perdre dans un lieu familier. Se laisser aller, flâner, prendre des photographies, parler à cœur ouvert, détachés des contraintes du quotidien, des heures insouciantes, bienheureuses, dans cette belle lumière d’hiver, apaisés par la douceur de l’air et ses lumières prometteuses. On marche en ville, à travers le dédale des petites rues pavées de la Butte aux Cailles, sans touristes en cette saison, avec le détachement doucement rêveur du lecteur qui, en plein milieu d’une phrase, portée par la beauté de l’agencement des mots, les idées et les images qu’ils s’accumulent en lui, leur étrange musicalité qui ravive un souvenir lointain, et d’images en sensations, l’en éloigne pour le transporter ailleurs, très loin du livre, de ce récit, à mille lieux de ce qui l’entoure, l’endroit où il se trouve, pour le plonger dans un monde parallèle qui n’est pas celui du rêve mais qui s’y apparente dans ses secrets soubresauts. Je crois que cela s’appelle le bonheur.
Chaque fois que j’ai l’occasion d’entrer dans le bâtiment du Siège du Parti Communiste, j’en profite pour découvrir le lieu sous un angle différent. Je travaille en face et cette architecture d’Oscar Niemeyer me fascine totalement. J’ai des souvenirs très variés de cet endroit, au milieu de la foule des visites des Journées du Patrimoine, avec un petit groupe lors d’un atelier d’écriture ou à l’occasion du tournage d’un documentaire. Cette fois-ci, j’y entre avec mes collègues de la bibliothèque. Partenaires de l’Espace Niemeyer pour notre cycle En lieu et place à l’occasion du réaménagement de la Place du Colonel Fabien, nous avons obtenu l’autorisation d’y suivre une visite guidée de Gérard Pellois, passionné par l’Histoire de ce lieu. L’architecture du bâtiment reflète l’idéologie communiste : absence d’angles droits, fluidité des formes et transparence symbolique. L’entrée en contrebas, la façade en verre conçue par Jean Prouvé et l’organisation spatiale, jouent sur une tension entre ouverture et secret. Le sous-sol, dédié aux espaces publics et à la salle de conférence sous un dôme spectaculaire, contraste avec les bureaux des cadres situés aux étages supérieurs. Construit dans un contexte de refonte idéologique du PCF dans les années 1960-1970, le bâtiment devait marquer une rupture avec l’architecture stalinienne tout en affirmant le rayonnement du parti. Paradoxalement, malgré son ambition de transparence, il demeure un lieu difficile d’accès, témoignage d’une époque où le PCF était une force politique majeure en France. J’ai d’ailleurs découvert un endroit inédit en le visitant cette fois-ci, une salle de conférence, dans laquelle j’ai trouvé dissimulé tout au fond, une glace sans tain.
Une journée à part, consacrée à la lecture, à l’échange autour de textes qui cherchent un soutient pour être édités, autour de projets d’autrices et d’auteurs qui demandent l’aide de la commission poésie du CNL. Une journée entière passée à débattre de l’intérêt de tel texte, la pertinence de telle entreprise éditoriale, la force d’une écriture, la promesse ou le parcours d’un auteur. Il y a bien sûr quelques déceptions, des projets bâclés, des livres ratés. Mais l’ensemble est plutôt vivifiant de diversité. Chacun autour de la table à son quota de livres pour lequel il doit écrire au préalable une note d’une page en précisant sur la plateforme en ligne si son avis est favorable ou défavorable. Le travail pour cette fiche est rémunéré, par contre la présence à la commission n’est pas défrayée. Dans mon cas, je dois prendre un jour de congé. Le midi on est invité au restaurant, le plus souvent on mange sur place. Si j’ai parfois du mal avec cette économie du livre, le dénuement de la plupart des auteurs, les situations difficiles de certains d’entre-eux, qui me renvoient à ma situation, financièrement privilégiée mais dépendante d’un emploi du temps qui entrave parfois ma créativité, je me concentre sur l’intérêt des discussions autour des livres, des œuvres, du travail des éditeurs, pour oublier l’objectif initial - économique - de cette réunion. Pourcentage du soutien, devis, tirage et prix du livre. Les échanges sont toujours cordiaux, parfois passionnés. La journée est très longue, il a fallu examiner plus de 80 dossiers lors de cette séance. C’est une journée, avec ses rituels. Je viens en métro. Je descends au Louvre. Je traverse la Seine. Je filme ce que je vois sur le chemin à la hâte pour ne pas être en retard. Je sais que le soir, malgré l’épuisement de cette journée, je rentrai à pied et pourrai filmer de nuit les mêmes endroits par lesquels je suis passé le matin : La Seine, le Louvre et sa Pyramide. Une façon de fermer la parenthèse de cette journée.
C’est assez rare que je revienne filmer le même endroit. Ce mois-ci, je suis venu deux fois au Jardin des Plantes. La première fois c’était à l’issue de notre promenade Buttes aux Cailles avec Caroline. J’avais filmé quelques plans vite fait ce jour-là, mais j’avais repéré une colonne de fumée blanche, provenant du sous-sol, sans doute d’une canalisation de chauffage. Comme le feu, la fumée me fascine. Je peux rester des heures à suivre ses mouvements hésitants, changeants. Je suis donc revenu pour filmer cette fumée. Je regardais les silhouettes des passants la traverser, s’y perdre, avant de s’en éloigner. En traversant à nouveau le Jardin dans la même lumière qu’au début du mois, j’avais l’impression d’être ailleurs. Là sans être là. Dans un petit jardinet, près de la Galerie de l’évolution, une forme fantomatique et mystérieuse m’avait attirée. Une épaisse toile vert kaki plissée protégeait une statue de marbre des intempéries et du froid.