
Appeler le passé et l’avenir au secours du présent
Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. [1] Cette idée, profondément ancrée dans les réflexions de Chris Marker, trouve une résonance particulière dans le film de Dominique Cabrera Le cinquième plan de La Jetée. Ce film explore les liens invisibles entre le cinéma et la mémoire, entre les images d’un passé oublié et les visages d’une époque révolue. C’est au cours d’une exposition de Chris Marker à la Cinémathèque française que le cousin de Dominique, Jean-Henri Bertrand, reconnaît un fragment de sa propre histoire dans un film culte du cinéma français. Sur un plan de La Jetée, un homme se tient de dos, sur la terrasse d’Orly, accompagné de ses parents, Julien et Angèle. Jean-Henri est convaincu que c’est lui, l’enfant du film. Le détail, pourtant anodin pour l’observateur extérieur, lui semble être la confirmation d’une intuition enfouie : il se reconnaît dans l’image, dans les oreilles décollées, la coupe de cheveux, la posture penchée de son père. Ce n’est pas une coïncidence, mais bien un lien secret, un morceau du puzzle de sa propre histoire familiale. Et toute la famille semble d’accord : la reconnaissance est unanime. Ce moment, suspendu entre le passé et le présent, est celui où le film de Marker prend une forme nouvelle pour Cabrera. La réalité et la fiction se confondent dans cette image d’archive, filmée en 1962, dans l’ombre discrète de Chris Marker lui-même. Le hasard, cette intuition presque furtive, se dévoile à travers un film qui capte bien plus qu’une simple scène d’aéroport : il fixe l’instant d’un passé que l’on croyait effacé, en particulier pour une famille qui a traversé l’exil, comme tant d’autres durant les années 60. Orly, point de départ des espoirs et des déchirements, est aussi le lieu des retrouvailles inattendues avec une image familière, presque intime. La famille Bertrand est ainsi projetée dans le vortex du film, cet entre-deux temporel où le souvenir de l’exil et du retour en France se mêle à l’image figée d’un passé inaltéré. Dominique Cabrera et Jean-Henri, aujourd’hui dans la salle de montage, confrontent ces images, ces photos prises par le père de Jean-Henri, et celles de Chris Marker. Par cette confrontation, l’histoire s’élargit, les souvenirs sont revisités. Cabrera se trouve, pour un instant, dans un même espace que la caméra de Marker, cherchant l’endroit précis d’où Chris a pris son cliché, dans une quête qui semble aussi improvisée que posée. La vérité de la rencontre de ces deux familles, entre les éclats du passé et l’ombre du cinéma, prend un tour plus lourd, plus émouvant. Dans l’entrelacs de ces images, Le cinquième plan de La Jetée devient une métaphore du cinéma de Marker, un cinéma qui, loin d’être figé dans des images mortes, transporte en lui des fragments de vie et des coïncidences qui se tissent à travers le temps. Cabrera, en filmant cette rencontre, nous offre une réflexion sur les liens invisibles du passé, sur la manière dont des images, prises sur le vif, peuvent marquer une existence et résonner bien au-delà de leur apparition à l’écran. La famille de Jean-Henri n’a pas simplement retrouvé une image d’elle-même dans un film de 1962, mais elle a rencontré un souvenir, une mémoire enfouie qui les ramène au cœur d’un Paris d’après-guerre, à un exil qui résonne dans leurs corps, dans leurs âmes. L’intuition du hasard se fait alors plus évidente : les coïncidences ne sont que des apparences d’une vérité plus profonde, celle qui réside dans les silences, les omissions et les réminiscences d’une époque marquée par la douleur et l’espoir du retour. En redécouvrant ces images, Cabrera nous invite à comprendre que le cinéma, tout comme le temps, ne fait pas que raconter des histoires : il construit des ponts entre les individus et les événements. Et parfois, dans ce maillage complexe d’images, de souvenirs et de hasards, l’histoire se fait plus fluide, se mêle, se recompose et nous appelle à revoir le passé, non pas pour le réécrire, mais pour en percevoir les lignes secrètes, les intuitions cachées qui nous traversent.
Vite, ici, maintenant, toujours
La fin est où nous commençons. Même quand on pense s’arrêter, on recommence. L’exploration est infinie. Ce que nous cherchons au loin, ailleurs, plus tard, c’est peut-être quelque chose que nous avions déjà, dès le début. Comme si toute quête nous ramenait, in fine, à l’origine. Mais on ne revient pas identique. Le retour est un cercle, mais c’est un cercle ascendant. La révélation ne vient pas de la nouveauté, mais du regard. Ce lieu qu’on connaissait déjà, on le voit soudain pour la première fois. On le reconnaît, avec des yeux neufs, avec l’expérience du voyage, de la perte, du temps. Parfois, il faut se perdre très loin pour vraiment voir ce qu’on avait sous les yeux. Il faut vieillir pour voir l’enfance. Il faut aimer, perdre, chercher, tomber, recommencer, pour que ce qui était familier devienne soudain mystérieux, vibrant, sacré. La fin, c’est l’endroit d’où nous partons. C’était ici, depuis toujours.
Et le vide alentour
Le taxi est garé en double file. À cet endroit de la place, il ne gêne pas la circulation. Le chauffeur sort du véhicule, les bras chargés d’un lourd bouquet de fleurs enrobé de cellophane. Il marche lentement en longeant son taxi noir. Le bouquet devant lui, contre son torse. Il regarde autour de lui, à l’affût. Est-ce qu’il fait attention à la circulation des véhicules qui le frôlent à cet endroit marquant un rétrécissement de la route ? Hésite-t-il sur ce qu’il doit faire de cet encombrant bouquet ? Je ne sais pas, mais sa démarche est intrigante. Il a remarqué que je l’observe à distance. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé qu’il cherchait discrètement à se débarrasser du bouquet en le jetant derrière la barrière du chantier à proximité. Mais il n’en fait rien. Il ouvre la porte arrière de son taxi pour y déposer le bouquet. Je m’en veux tout à coup de l’avoir soupçonné. Je pense à un enterrement. Je viens d’apprendre qu’un ancien collègue que je ne connaissais pas bien, plus jeune que moi, vient de mourir. Il était déjà parti quand j’ai été engagé à la bibliothèque François Villon. L’annonce de son décès me désarçonne, de la même manière que le manège mystérieux de cet homme et de son bouquet.
Au hasard des rues
Sous la voûte des arbres, les oiseaux nous survolent en nous frôlant. L’inquiétude de leurs mouvements en sens contraire devrait nous alerter. On poursuit notre chemin. Noter tout ce que l’on voit, ce que l’on croise, ce que l’on entend à travers les rues. Le groupe des participants à l’atelier d’écriture marche derrière moi en ordre dispersé. Je me retourne discrètement pour vérifier qu’ils me suivent. En quelques minutes à peine, le ciel s’est couvert, sous un voile diffus. Le vent se lève. Bourrasques soudaines. Pluie de graines de platanes qui pique les yeux. Je ferme les yeux tout en continuant à marcher. Un raccourci coupe à travers la cité Saint-Chaumont. Un joli passage, bordé d’immeubles et de maisons, entre les boulevards de la Villette et Simon-Bolivar. Une voie privée. Le vent agite les branches des prunus en fleurs de l’allée, couvrant le sol de celle-ci d’un épais tapis de pétales roses, confettis éphémères. Devant un magasin de téléphonie mobile, un jeune homme regarde un match de foot sur l’écran de son smartphone. Je comprends, en entendant les commentaires, que le match a déjà eu lieu. Dans les conditions du direct. Sur la butte Bergeyre, l’effet de perspective trouble notre perception des distances. De loin, le Sacré-Cœur parait étrangement plus grand et plus défini que lorsqu’on s’en rapproche. Les nuages sur le fond du ciel lui dressent une couronne de teintes grisées qui en renforcent la minéralité. L’impression d’un château dans le ciel. Le bruit d’une sirène retentit dans la rue, mais aucune ambulance à proximité. Une jeune femme nous dépasse, un smartphone devant les yeux. Le son provient d’une série qu’elle regarde en marchant. Le temps se couvre. Le ciel devient gris et tout paraît sale. La poussière des trottoirs se soulève sous les rafales de vent. Les beaux jours des dernières semaines sont derrière nous. Quelques gouttes de pluie parsèment le sol de pétales grises. Nous écourtons la promenade afin de rentrer écrire un texte qui restitue cette errance de l’esprit qui suit le fil ou plutôt les zigzags de la pensée, comme un promeneur errant au hasard des rues, disponible à tous les possibles.
[1] Exposition L’Image d’après, Chris Marker, éd. La Cinémathèque française, 2007