
Penser que je ne suis pas pensée
La fatigue ne vient pas d’un coup. Elle s’installe, s’insinue. Elle alourdit mes gestes, ralentit mes pensées. Pas envie de lutter, de faire quoi que ce soit. Juste dormir. S’abandonner. Et pourtant, j’ai écrit un texte. Je ne sais pas très bien comment j’y réussis jusqu’au bout. Ni pourquoi. Mon corps proteste, mon esprit vacille. J’écris dans l’incertitude. Je ne choisis plus mes mots, je ne réfléchis pas à ce que j’écris. On n’a plus la force d’en juger. C’est un geste réflexe, à côté de soi. Et quand enfin je m’arrête, je regarde le texte avec méfiance. J’hésite à le relire. Je crains ce que je vais découvrir. Je redoute d’y trouver des phrases sans aucun sens, des répétitions absurdes, des images creuses. Une litanie d’incohérences. Mais je découvre une justesse inattendue. Quelque chose de brut affleure. Je ne sais pas si c’est beau. Je ne sais pas si c’est bon. Mais c’est là. Et je reste face au texte, comme face à un miroir dans le noir, à demi effrayé, à demi fasciné, par ce que la fatigue a laissé passer.
Le piston et le tiroir
Derrière d’épais murs de béton, une locomotive à vapeur allemande de la Seconde Guerre mondiale, construite en 1944 pour soutenir l’effort de guerre nazi, est aujourd’hui enclavée dans les anciens Frigos d’Austerlitz à Paris, bâtiment ferroviaire historique devenu un lieu de création et de production artistique, autrefois relié aux voies ferrées aujourd’hui disparues. Son arrivée à Paris relève de l’épopée. Dans les années 1980, l’artiste Jean-Michel Frouin, passionné par les traces matérielles de l’histoire et hanté par les camps nazis, découvre en Pologne un cimetière de locomotives TY-2 – version polonaise des BR-52, vestiges de la guerre. Il commence à peindre sur ces machines abandonnées, fasciné par leur puissance et leur mémoire. Il décide alors de ramener une TY-2 à Paris pour la transformer en œuvre d’art. Après des années de démarches, la Pologne accepte d’offrir une locomotive à la ville de Paris. C’est la TY-2 numéro 993. Remise en état à Chabowka, elle entame en 1994 un périple de 2000 km à travers l’Europe, semé d’embûches : sabotage des bielles, réparations improvisées, entraide entre cheminots allemands et polonais. Arrivée à Paris, il manque 70 mètres de voie pour l’amener à destination. D’anciens cheminots, les Chibanis, posent une voie provisoire à la main, au centimètre près. La machine est introduite dans le bâtiment des Frigos. Depuis, elle n’a plus bougé de cet endroit. Mais Paris se transforme. Les rails sont démontés, des immeubles s’élèvent autour du bâtiment, une route bloque désormais la porte d’entrée. Le bâtiment lui-même s’effrite. La locomotive est piégée, silencieuse et invisible, emmurée dans son sanctuaire de béton.
Même si voir ce n’est pas dire
Dans Juste après même si, un projet articulé entre installation et publication, Frank Smith présente une œuvre où se croisent création plastique et réflexion littéraire. À l’occasion de son exposition à l’espace Même si, il propose une série d’œuvres visuelles et sonores qui questionnent les formes classiques de représentation et cherchent à exprimer le vide, la limite, l’effacement. En parallèle, il publie un ouvrage conçu comme un un scrapbook, carnet de croquis, de textes et d’images, prolongeant cette démarche sous une autre forme. Loin de séparer le livre de l’exposition, Smith les relie dans un même geste de recherche, où langage et image s’entrelacent pour interroger notre manière d’habiter le monde. « Cette existence est un exil / Au sens le plus fort / On n’y est pas / On y est ailleurs / Toujours / Et jamais et on ne cesserait d’y devenir. » Cette double proposition invite à une expérience sensible et réflexive, ouverte, en mouvement, qui déjoue les formats établis et remet en jeu notre rapport à l’art et à la pensée.
En temps d’intranquillité
La conscience de l’inéluctable peut-elle ouvrir sur une promesse de réparation ? En touchant ce point de non-retour où rien ne pourra plus être comme avant, peut paradoxalement surgir une forme de clarté. Une lumière nue, sans illusion, qui permet enfin de regarder le désastre en face. Quelque chose bruisse parmi les ruines. Ce n’est pas l’espoir tel qu’on l’imagine, naïf ou volontariste. Plutôt une présence, une force discrète. La possibilité d’un geste, minuscule peut-être, un léger frémissement. La réparation ne vise pas l’effacement. Elle n’annule pas la perte. Elle dit seulement qu’il y a encore une attache possible. Et peut-être que ce lien, né de l’acceptation lucide de l’inévitable, est plus juste que les certitudes passées. C’est dans cette prise de conscience que peut surgir l’idée d’une réparation non comme retour, mais comme engagement à habiter autrement l’espace dans le temps qu’il nous reste.