Dimanche 4 mai 2025
Le temps d’habiter chaque souvenir
Contacts successifs #101

La trajectoire de l’intensité

Et soudain tout s’interrompt. Sans prévenir, plus d’écran, plus aucun appel. Le silence s’abat brutalement dans les villes et les campagnes. Les lampes s’éteignent partout, à tous les étages. Les radiateurs ne grondent plus, les volets restent clos. La box Internet clignotait encore, une seconde plus tôt, puis plus rien. Les voix se coupent, les visages dans la trame pixellisée se figent au beau milieu d’une visioconférence. Les ascenseurs restent coincés entre deux étages. Dans les bureaux, les écrans deviennent des miroirs ternes, les claviers muets, les imprimantes inactives. Les caméras dorment, les alarmes cessent de veiller, les badgeuses ne reconnaissent plus personne. Au loin, dans les usines, les chaînes s’arrêtent. Les bras mécaniques figés. Les moteurs toussent. Les blocs opératoires sont à l’arrêt. Le sang n’a pas le temps de se réchauffer dans les frigos car les générateurs électriques prennent rapidement le relais. Les feux de signalisation clignotent une dernière fois, laissant les rues livrées au désordre de la circulation. Les métros s’enfoncent dans les souterrains, et s’immobilisent dans la pénombre. Les tramways roulent encore sur quelques dizaines de mètres sur leurs rails, emportés par leur élan. Les magasins ferment leurs portes qui ne coulissent plus. Plus de radio, plus d’alerte, aucune nouvelle. Seulement le souffle du vent et l’épaisseur du monde sans bruit. Et dans cette suspension des choses, on perçoit pour la première fois tout ce qui, d’habitude, fonctionne sans qu’on s’en rende compte.

Cours Julien, Marseille 6ème, 21 avril 2025

Chacun peut choisir son blanc

Une table d’attente est un panneau resté momentanément sans inscription. Il s’agit généralement d’une plaque de marbre laissée nue. J’ai découvert récemment ce terme peu usité, alors que je photographie régulièrement ce type de panneau dans la rue. Dans le blason, la table d’attente est un écu dont le contour, dont la forme seule existe. Dans certains arbres généalogiques, on trouve des tables d’attente sur lesquelles on dessine des armoiries. Ce terme indique aussi des écus d’un seul émail, soit couleur, soit métal, et n’étant chargé d’aucune figure. « Cette table d’attente, écrit Frédéric Tison, dans son ouvrage éponyme, [1] je la dresse dans ces pages ; j’écris dans ses marges, autour d’une image manquante, Je m’y penche, et j’y vois mon ombre ; parfois j’y aperçois celle de quelqu’un qui veille par-dessus mon épaule. »

Vivre est une chute horizontale

Je sors de chez moi. Dans le couloir du rez-de-chaussée de notre immeuble, j’aperçois une voisine qui avance dans ma direction d’un pas décidé, tête baissée. Ses cheveux sur le front, elle marche d’un bon pas, mais ne paraît pas me voir, en effet elle poursuit dans ma direction sans dévier sa trajectoire rectiligne. Elle me fonce dessus mais ne semble pas s’en apercevoir. Je pourrais l’éviter en décalant légèrement, mais je ne saisis pas pourquoi elle ne prête pas attention à moi. Ce n’est pas que j’ai envie de lui parler, mais la saluer bien sûr. Mais elle poursuit son avancée sans me remarquer. Je suis obligé de lui dire bonjour avec l’intention qu’elle se rende enfin compte de ma présence. La voisine ne me voit pas, elle ne m’entend pas, coincée dans sa bulle. Elle sursaute lorsque je lui fais signe. Sa surprise laisse penser à une agression. Son corps tressaute, marque un écart que je trouve disproportionné. Vous m’avez fait peur, dit-elle en s’éloignant. Je suis désolé, je m’excuse. Pendant un court instant j’ai eu l’impression de devenir invisible, que je n’existais plus, que j’avais basculé dans une autre dimension qui empêchait les autres de me voir. J’ai cru que je lui parlais, pour éviter que nos corps s’entrechoquent, mais je me demande si ce n’est pas plutôt pour ne pas avoir à faire l’amère expérience de ma disparation. Elle m’aurait traversée comme un fantôme. C’est à peine si j’aurais senti le souffle froid de sa présence à travers mon corps transparent. Sa réaction apeurée n’était peut-être que l’écho de ma propre peur.

Quai de la Marne, Paris 19ème, 16 juin 2018

Le son de la lumière qui se maintient puis se déchire

La lumière ne cesse de changer, transformant le paysage à chaque instant. Les nuages passent devant le soleil, masquant par intermittence trottoirs, routes, pelouses, avant de les révéler à nouveau. L’alternance d’ombre et de lumière brouille nos repères. Tout semble nous échapper, se dérober. Ça ne dure jamais longtemps, mais suffisamment pour troubler notre perception. Le ciel, d’abord parsemé de nuages épars, évolue au fil de l’après-midi. Les masses se rapprochent, s’épaississent, gagnent en altitude. Le blanc s’assombrit, glisse vers le gris. Peu à peu, le ciel se voile, avant de s’assombrir franchement. L’air reste anormalement chaud. Le vent se lève d’un coup, agite les branches. Au loin, l’orage commence à gronder. Les premiers éclairs tracent des filaments lumineux. La pluie tombe enfin, comme un soulagement. Les gouttes grossissent à vue d’œil. Les flaques s’élargissent au bord des trottoirs, les grilles d’évacuation débordent, vite bouchées. Une barrière s’abat en travers de la chaussée. Les voitures la contournent tant bien que mal. Dans la rue, des passants courent, un journal au-dessus de la tête en guise d’abri. La grêle blanchit brusquement le sol. L’air s’est rafraîchi. En rentrant chez moi, les trottoirs sont déjà presque entièrement secs. Des constellations de petites perles de polystyrènes jonchent le sol donnant l’impression, après l’orage de grêle, que les billes de glace sont restées étrangement intactes.

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