
Tout le reste est silence
Dans Les Indiens de Palestine, l’auteur dénonce la politique coloniale de l’État d’Israël à l’égard des Palestiniens, qu’il compare à l’extermination des peuples autochtones par les États-Unis. Il décrit une stratégie fondée sur la négation de l’existence même du peuple palestinien, en opérant un effacement systématique : d’abord géographique, par l’expulsion et la dépossession, puis symbolique, par la fiction d’un territoire vide ou à vider. Il analyse la construction idéologique qui assimile toute critique d’Israël à de l’antisémitisme, et montre que le projet sioniste repose sur une dynamique capitaliste d’expansion territoriale et de refondation permanente, dans une logique d’occupation et de purification. Les Palestiniens deviennent ainsi, selon lui, les "Indiens" de ce nouveau front colonial. Ce texte a été écrit par Gilles Deleuze il y a 42 ans.
Dans la stupeur et dans l’effroi
Sur le bord des escaliers de l’écluse des Morts, des jeunes se sont installés pour effectuer des figures de sauts avec leurs skates et leurs trottinettes, pendant que d’autres filment leurs prouesses acrobatiques. Un jeune homme prend son élan, il aborde à grande vitesse le pan incliné qui longe les escaliers permettant d’accéder aux quais du canal Saint-Martin en contrebas. Et il saute. Lorsqu’il retombe au sol avec sa trottinette, ce n’est pas le bruit de son engin qui se fracasse violemment contre le béton après cet exercice périlleux, bruit de métal et du frottement prolongé du tissu de ses vêtements frottant sur le sol qui attire l’attention et provoque l’inquiétude générale, mais c’est son cri, un cri d’une rare violence que rien ne peut arrêter. Il s’est cogné contre les parois en pierre de l’écluse. Son cri de douleur s’élève jusqu’aux passants qui se reposent dans le jardin longeant l’écluse ou marchant, comme moi, sur le pont. Un cri qui nous arrête tous dans ce que nous faisions. Le jeune homme se tord de douleur tout en continuant à crier sans parvenir à se relever. Il se traîne par terre en s’éloignant lentement de son point de chute comme si cet écart, cette mise à distance pouvait soulager un peu sa douleur.
Un jour peut-être
Une controverse récente remet en cause l’attribution de la célèbre photo de la « petite fille au napalm » à Nick Ut, lauréat du prix Pulitzer et du World Press Photo 1973. Un documentaire et une enquête indépendante suggèrent que deux autres photographes vietnamiens présents ce jour-là, Nguyen Thanh Ngh ou Huynh Cong Phuc, auraient pu être à l’origine du cliché. Face à ces doutes, World Press Photo suspend officiellement l’attribution de l’image à Nick Ut, tandis qu’[Associated Press, après sa propre analyse], maintient son crédit, tout en reconnaissant que des incertitudes subsistent sur l’identité véritable de l’auteur, plus de cinquante ans après les faits. Pendant que je découvre dans différents articles les arguments pour et ceux qui s’y opposent, l’image de la fillette qui court nue sur une route en compagnie de quatre autres enfants qui fuient comme elle, le visage déformé par la souffrance provoquée par de graves brûlures, à la suite du bombardement du village de Trang Bang, au Vietnam. Je revois son corps brûlé par les effets d’une bombe incendiaire, larguée par erreur sur des positions alliées par des pilotes américains. La terreur sur leur visage. Le ciel derrière eux, obscurci par les nuages incendiaires des bombes. Cette photographie a fait le tour du monde, parabole des atrocités de la guerre qui, aujourd’hui encore, continue d’exterminer d’innocentes victimes civiles. Et franchement, l’auteur de la photographie m’importe peu. Cette image nous appartient à tous, parce qu’elle révèle ce qui nous atteint tous. C’est un bien commun. Et si l’on doit se souvenir de l’auteur, c’est l’auteur du crime que révèle cette image qu’il faudrait garder en mémoire.
Toujours la même toujours la même histoire
Pour notre projet Autour nous discutons beaucoup en ce moment, Caroline et moi. Une mélancolie imprègne les premiers récits que nous avons écrits. Je n’arrive pas bien encore à l’expliquer. Certains textes sont écrits au passé simple ou à l’imparfait et à la troisième personne du singulier, sans doute cela provoque-t-il une distance entre l’événement et sa narration, entre le narrateur et le personnage, entre le lecteur et le monde raconté. L’imparfait et le passé simple évoquent souvent un monde achevé, disparu. Le passé est, par essence, le lieu de l’irréversible. Cette distance temporelle crée une impression de perte, d’éloignement, de souvenir figé, un déjà-vécu, ce qui interdit l’espoir, l’inattendu, la surprise. C’est un monde refermé où les « événements semblent se raconter eux-mêmes ». [1] Cette clôture temporelle et émotionnelle favorise un sentiment d’inéluctable, de regret ou de nostalgie. La troisième personne installe une distance émotionnelle entre le narrateur et le personnage. Une silhouette, un fantôme que l’on regarde s’éloigner sans pouvoir l’atteindre. L’usage de la troisième personne renforce ainsi la sensation d’une histoire racontée après coup, parfois même par un témoin impuissant. Le passé devient un lieu où l’on revient, mais qu’on ne peut plus habiter. Un effet d’éloignement du vivant et, dans cet éloignement, la beauté fragile de ce qui fut et ne reviendra plus.
[1] Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966