Dimanche 9 mars 2025
Être ici et ailleurs en même temps
Contacts successifs #93

C’est l’effet de contraste

Dès que je vois un bébé, je ne peux pas m’empêcher de le fixer et d’attirer ainsi son regard. Quand il me voit, je lui souris, il détourne la tête, soit pour se redresser et mieux voir celui qui le dévisage ainsi, ou se cache dans le cou de sa mère, sur les épaules de son père, soit par timidité, mais une timidité passagère. Le voilà déjà qui vérifie si mon intérêt s’inscrit dans la durée ou si je l’ai déjà oublié. Je regarde toujours dans sa direction. Je me mets à le fixer. Il esquisse un sourire. C’est une réponse à mon sourire. Ses grands yeux rieurs s’éclairent d’un éclat très vif, presque lumineux. Nous entrons dans un dialogue muet, un échange fait de sourires, de petits signes discrets, de silencieuses chorégraphies qui intriguent ceux qui m’accompagnent. Tu as la cote avec les bébés, me dit Caroline. Qu’est-ce que tu leur fais ? Je les regarde. J’entre en contact avec eux par le sourire. J’aime les voir chercher mon regard, puis se cacher pour que j’entre dans leur jeu.

Noto, Sicile, Italie, 9 mai 2018

Le vide en moi et le vide autour de moi

Alors que je marchais d’un pas déterminé, d’une allure soutenue, pour traverser la ville en direction de l’Île Saint-Louis, objectif que je m’étais fixé en sortant me promener cette après-midi, non pas tant parce que j’étais pressé, l’air était doux, le soleil chauffait mon visage et je sentais déjà la chaleur envahir mon corps, mais parce que je voulais profiter de la vitesse pour me vider la tête, trouver un rythme régulier qui ne m’interdise pas de prendre non plus quelques photographies si l’occasion d’un cadre, d’une lumière, d’une scène de rue ou d’un visage pouvait attirer mon regard, mais un rythme constant qui, dans sa cadence entraînante éclaircisse peu à peu mes pensées, les organise, à force de se répéter, certaines étant mises de côté au détriment d’autres auxquelles je n’accordais pas tout l’intérêt qu’elles méritaient. J’avançais donc avec une certaine assurance. Au niveau de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, je remarque à l’entrée une statue d’un ange qui a perdu le sommet de sa tête, la forme de son visage défiguré par l’accident, mais les usures du temps, les salissures de la pollution urbaine, laissent des traces noires sur son visage qui semblent lui sauver la face. Je poursuis ma marche. Arrivé sur l’Île Saint-Louis, à l’angle de la rue Le Regrattier et du quai Bourbon, je remarque que la niche qui accueillait jusqu’à présent celle qu’on appelait injustement la femme sans tête (car il ne restait dans la niche que le bas d’une tunique et qu’une inscription “rue de la femme sans teste” juste en-dessous pouvait le laisser penser) est désormais occupée par la statue d’un Saint-Nicolas. Sans doute une manière de rétablir une vérité historique, puisque c’est sur le socle d’une statue de Saint-Nicolas décapitée à la Révolution que cette nouvelle statue a été installée.

Qui ne donne rien n’a rien

Je passe à la hauteur de cet homme, robuste, casquette militaire vissée sur le crâne, cheveux coupés ras, une veste aux motifs militaires qui s’accordent à sa casquette et au treillis noir qu’il porte. Je le remarque parce qu’il parle tout seul. Parfois, c’est difficile de savoir si la personne n’est pas en train de converser avec quelqu’un au téléphone, à l’aide de ses écouteurs sans fil dissimulés sous ses cheveux. Là, ce n’est pas le cas, il parle tout seul. Ce n’est pas exact en fait, il s’adresse à la statue d’Albert Camus sur la place au bout de la rue qui porte le même nom. Il a posé son balluchon rempli à craquer à l’écart, une dizaine de mètres plus loin. Et il parle en faisant de grands gestes en direction de la statue qui lui tourne le dos. Les volutes de métal de l’œuvre du sculpteur Michel Poix, avec son foisonnement de courbes, de pleins et de déliés, et son ruban de Möbius qui enveloppe une silhouette humaine dans une torsion rutilante, symbolisent la pensée complexe d’Albert Camus. Les gesticulations de l’homme entrent en résonance avec la sculpture. Dialogue émouvant. Je ne comprends pas ce qu’il déclare à haute voix. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que cet homme est Serbe. Ne znam !

Rue de la Madone, Paris 18ème, 23 février 2025

Le calme devient l’objectif

Il nous faut nous apaiser, penser à autre chose. Commencer un jour par hasard. Sur le pont, je prends une photo du canal. C’est un lieu devant lequel je passe tous les jours. Cette fois-là, quelque chose attire mon attention : un éclat de lumière à la surface de l’eau, la couleur des nuages agglutinés dans le ciel, une brume incertaine effaçant les immeubles à l’horizon. Je suis obligé de passer plus régulièrement par cet endroit, le côté droit de la passerelle, au-dessus du canal, en faisant un détour, car un chantier de canalisation bloque depuis de longues semaines la partie gauche, obligeant les piétons à traverser du côté opposé. Au début, je prenais le raccourci, en marchant imprudemment sur la route, dans la zone réservée aux vélos. Puis, j’ai changé mes habitudes. Juste là, côte à côte, un instant. Les photographies m’ont incitée à persévérer. J’avais un nouveau but. Une motivation nouvelle. Depuis, je passe plusieurs fois par jour à cet endroit, et chaque fois je prends une photo. La même photographie, en respectant un cadrage identique. C’est devenu une habitude. Il n’y a pas grand-chose à faire. Les photos s’accumulent au quotidien. Le point de vue est toujours le même, au milieu du pont, près de la balustrade, le canal Saint-Martin et sa perspective cavalière. Les multiples variations de lumières, de couleurs, de températures, à des moments différents de la journée, matin, midi et soir, viennent modifier ponctuellement le paysage. J’imagine sa transformation au fil des saisons.

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