
De tous temps désuets
Changement d’heure. J’avais totalement oublié cette routine saisonnière. Je m’en rappelle en voyant que l’heure de mon ordinateur ne correspond pas à celle de l’horloge sur le mur du salon. En fait, l’horloge ne fonctionne plus. Les piles sont usées, il faut que j’en achète de nouvelles. Le temps s’est arrêté. Plusieurs fois dans la journée, je me surprends à vérifier l’heure sans me rendre compte immédiatement que les aiguilles de l’horloge sont restées bloquées à la même heure depuis ce matin. Je mets un bref moment avant de m’en souvenir. Le lendemain, je finis par acheter de nouvelles piles. Le mécanisme ne se remet pas immédiatement en route, me faisant craindre un instant que c’est l’horloge qui ne fonctionne pas et non la pile. Une légère pression sur le boitier dans lequel s’enclenche la pile relance finalement le mécanisme, ce que me confirme le bruit régulier du tic-tac de l’horloge. Plusieurs fois dans la journée, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’horloge sur le mur pour vérifier l’heure. L’impression que l’aiguille avance moins vite qu’avant. Le temps traîne.
La rigueur d’un songe qui n’est pas rêvé
La stratégie des cyprès pour prévenir et lutter contre les incendies est étonnante. Les arbres libèrent dans l’air des composés inflammables comme les terpènes, réduisant ainsi leur risque de prendre feu, mais leur défense ne s’arrête pas là : transportées par le vent, ces molécules avertissent les cyprès plus éloignés, permettant d’anticiper le danger et d’activer à leur tour ce mécanisme protecteur. Sur le chemin de ma promenade du jour, j’aperçois sur un mur rose près de la République un graffiti rouge. Il y a quelque chose dans la forme dessinée qui m’évoque le trait délié d’Alechinsky lorsqu’il peint à l’encre de Chine en tenant son pinceau du bout des doigts. Les cyprès sont des pinceaux qui oscillent dans le vent. Dans certains journaux, les titres sont de plus en plus souvent complotistes. Ces journaux ont tendance à généraliser l’utilisation du « ils » sans nommer ni désigner les personnes auxquelles les journalistes font référence. Quand on creuse un peu et qu’on cherche à savoir de qui ils parlent, la réponse est toujours la même : « On le sait tous ! » La séparation des pouvoirs est un principe intangible. Je poursuis mon chemin, direction le Marais. Je croise un couple qui pousse devant eux de lourdes valises à roulettes. Je viens de lire une enquête d’Anne Deguy dans Le Monde sur la dimension sonore de la valise sur les pavés des vieilles villes comme symbole du surtourisme et les enjeux politiques de l’airbnbisation. « C’est un incessant orage qui gronde. » L’incohérence apparente de certains discours politiques actuels n’est pas un défaut, mais une fonctionnalité : elle démontre l’affranchissement du responsable politique des contraintes communes de la cohérence et de la vérification factuelle. Le mépris des fake news et des faits alternatifs participe de cette puissance d’affirmation qui l’emporte aujourd’hui sur la démonstration rationnelle. Ce soir, Caroline me raconte qu’à Lasne, dans le Brabant wallon, où habite sa cousine chez qui elle a passé le week-end, il y a une maison qui tombe en ruine. Elle ne le lui apprend qu’au moment de partir : en fait, il s’agit de l’ancien atelier d’Alechinsky. Le peintre a passé son enfance dans la région.
Les murs ne ressemblent plus aux murs
Le sénateur Cory Booker, ex-footballeur professionnel, a battu, mardi 1er avril, le record de la plus longue prise de parole au Sénat américain en parlant sans interruption pendant plus de vingt-cinq heures. Cette intervention visait à dénoncer les politiques de l’administration Trump qu’il juge "inconstitutionnelles", notamment les coupes budgétaires et les atteintes aux droits civiques. S’inspirant des figures historiques du mouvement des droits civiques, Booker a appelé les Américains à s’engager activement contre ces décisions. Il a souligné l’urgence d’agir face aux menaces pesant sur la démocratie, la santé publique et l’environnement. « Je me lève, a-t-il lancé, avec l’intention de perturber les activités normales du Sénat des États-Unis aussi longtemps que j’en serai physiquement capable. Je me lève ce soir parce que je crois sincèrement que notre pays est en crise. » Ce discours, bien que marathonien, n’était pas un véritable filibuster [1], puisqu’il ne bloquait pas directement un projet de loi. Il visait plutôt à donner du temps aux démocrates pour structurer leur opposition et mobiliser l’opinion publique. Respectant les règles strictes du Sénat, Booker est resté debout tout au long de son allocution, s’accordant seulement quelques pauses vocales par le biais de questions posées par d’autres sénateurs. Il s’était préparé en amont en limitant son hydratation et son alimentation. Il y avait quelque chose de touchant dans la voix à la fois vibrante et tremblante de cet homme pour faire entendre la voix de ceux qu’on n’écoute pas et gagner du temps avec l’intention de contrer le discours de Trump et de ses sbires qui sature, depuis son élection, l’espace médiatique en privilégiant la vitesse d’une logorrhée performative, d’un spectacle permanent, qui cherchent à brouiller les valeurs et mettre en doute la réalité. La voix du sénateur tremblait à la fin de son intervention. Difficile de ne pas penser à la fameuse scène de James Stewart dans le film Monsieur Smith au Sénat de Frank Capra.
Et le vide alentour
Ici, nous disposerons ce qui nous reste face à l’accomplissement impossible. Le silence est un mot qui n’est pas un mot. Les sons se répercutent à l’intérieur. Nous avançons à contre-jour. Les murs ne ressemblent plus aux murs. Nous empilons les souvenirs, les rêves inachevés, les promesses murmurées devant l’inaccessible. C’est un mot qui se dérobe, une présence sourde. La syllabe de garage s’est effacée avec le temps. Il n’y a plus que le mot rage qui subsiste, rongé par la rouille. Si ce n’est tout entier, impossible.
[1] La tactique du filibuster, mot dérivé du français flibustier, consiste à pirater la clôture des débats en monopolisant la parole le plus longtemps possible. Le record précédent s’établissait à vingt-quatre heures et dix-huit minutes. Il avait été établi en 1957 par Strom Thurmond, un sénateur de Caroline du Sud pro-ségrégation qui s’opposait à une loi historique sur les droits civiques.