Dimanche 29 juin 2025
Ce qui passe à travers l’absence
Contacts successifs #109

L’infranchissable qui me traverse

Choisir volontairement ce dimanche comme lieu de promenade un quartier de Paris, le 15ᵉ arrondissement, à l’opposé du lieu où l’on vit, un quartier isolé, excentré, un endroit où les touristes ne se rendent pas souvent, car il n’y a là-bas aucun musée, aucun monument historique. Même l’attraction principale du parc André-Citroën, le Ballon qui propose un vol d’une dizaine de minutes au-dessus de Paris, n’attire plus guère depuis la création de la vasque olympique qui s’élève chaque soir pendant tout l’été dans le jardin des Tuileries. C’est un quartier composé de rues commerçantes et d’immeubles résidentiels. Découvrir quelques jours plus tard sur les réseaux sociaux cette carte d’analyse des données de géolocalisation des photos prises dans la région parisienne par Erica Fischer confirme ce pressentiment. Les habitants photographient les lieux où ils vivent, tandis que les touristes préfèrent photographier les sites touristiques parisiens.

Parc André Citroën, Paris 15ème, 22 juin 2025

Dans aventure il y a le mot vent

Après les journées de fortes chaleurs, le temps s’est couvert ce matin. Ciel bas parcouru de nuages gris en formation rapprochée. Le vent souffle assez fort et s’engouffre dans l’appartement dont j’ai laissé les fenêtres grandes ouvertes pour l’aérer et tenter de faire tomber la température intérieure. Des jardiniers sont en train de réaménager le jardinet d’un de mes voisins qui a laissé les arbres pousser de manière anarchique. Je ne vois pas les hommes qui taillent les arbustes et les arbres, j’entends juste le bruit de leurs outils qui coupent, cisaillent, taillent et ratissent. Je devine qu’ils remisent ensuite ces végétaux pour les enfouir dans de grands sacs afin de les recycler. Je ne vois seulement que les branches des arbres bouger par à-coups, les feuilles secouées vivement, s’agiter, comme si un monstre était tapi dessous, menaçant, prêt à bondir. Je me demande parfois si leur mouvement ne se confond pas avec celui qu’accompagne, par bourrasques, le souffle du vent.

Let Your Light Shine on Me

Fatigué par la chaleur et la journée passée à travailler derrière l’écran de mon ordinateur, j’ai mis du temps à comprendre ce qui troublait ma vue par intermittence. Un moucheron voletait autour de mon visage, apparaissant et disparaissant sans me laisser le temps de l’attraper ou de l’éloigner d’un geste de la main. Il n’arrêtait pas de me tourner autour. J’ai cru un moment que c’était une illusion d’optique causée par une fatigue oculaire. J’ai pensé aux « moucherons volants », ces taches dans l’humeur vitrée de l’œil qui ressemblent à des taches volantes, ces corps flottants, qu’évoque Jane Sautière dans son très beau livre, qui sont en mouvement sous forme de points, d’ombres, de fils, de mouches, de tissus ou d’autres formes et se déplacent dans le champ visuel. Dans la soirée, à la maison, je regarde des films de Larry Gottheim. L’un d’eux s’intitule justement Les mouches volantes. Des images d’un noir et blanc très contrasté de scènes de vacances au bord de la mer, avec la famille du cinéaste, se répètent dans un montage d’images, jouant sur la mise au point, les taches de lumière et les trouées d’ombres. Ce flux d’images est éclairé ou rendu mystérieux par le récit en voix off d’Angelina Johnson qui raconte plusieurs fois de suite, sa relation avec le chanteur de blues Blind Willie Johnson.

Schlesische Straße, Kreuzberg, Berlin, Allemagne, 27 octobre 2014

Le dimanche tous les jours

Il y a dans les travaux de Nina, présentés dans le cadre de son diplôme national supérieur d’expression plastique (Master) à la Villa Arson qu’elle vient d’obtenir avec mention, un ensemble de pièces de grandes tailles, installées dans l’espace d’exposition de l’école (hâte de les découvrir au milieu des œuvres des autres récipiendaires), qui jouent sur la fragilité des tissus en cellulose (sachets de thé), en polyester (lingettes anti-décoloration) et du papier, le travail des matières, impressions et surimpressions, effacement et révélation des traces, assemblés dans de grands panneaux de plusieurs mètres de haut et de large et dont l’aspect marbré fait vibrer l’ajustement entre force et fragilité, entre légèreté et solidité, entre fluidité et irrégularité. Dans son mémoire de fin d’études, Nina écrivait : « Le marbre souple, c’est du rideau plissé. Les ombres, ce sont des feuilles de nuit qui s’effaceront à l’aube. Je fais la course avec la Lune. » La poésie c’est l’enfance de l’art. Ses travaux interrogent le quotidien, le corps et l’intimité mais avec une distance qu’on ne perçoit pas tout de suite. Il y a du jeu entre ce qu’on voit et ce qu’elle nous montre. Dans ce tissu suspendu au-dessus du sol, l’enveloppe du corps, le tissu de la peau, comme la mue d’un animal mystérieux. Le palimpseste est un manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, élaboré à partir de la peau d’animal, généralement de mouton, parfois de chèvre ou de veau, qui est apprêtée spécialement pour servir de support à l’écriture. La matière et les couleurs de ces travaux évoquent le parchemin. Mais aucune écriture à leur surface. Ce qui s’écrit est ailleurs. Dans la vibration des morceaux assemblés. Dans l’association de ces fragments, leur montage en patchwork. Le chemin de fer d’un livre de sable avec ces signes sensibles irritant le silence. Combien de sachets de thé pour réaliser cette tenture ? Combien de cycles de machines à laver pour réaliser ce tissu de lingettes ? C’est un quotidien domestique qui est convoqué ici. « On va faire le tour du salon, écrit Nina, on va faire le tour de la maison. On va creuser dans les cloisons, les pousser les expandre. » Le travail de mise en page d’images extraites dans chacun des films de notre série de vidéos familiales, diffusée tous les trois mois sur YouTube, questionne le rôle de chaque membre de la famille lorsqu’ils travaillent à ce projet commun, mais c’est encore par l’assemblage de pièces disjointes qu’un ensemble s’invente, s’apprivoise.

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