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Vases communicants

Vases communicants : Cécile Portier (Petite racine) En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits à cette occasion depuis le début de l’opération.

Mes pas sont longs comme le jour. J’avance, perpendiculaire à l’horizon. J’aurais pu regarder à ma gauche la mer si plate, dont la peau se déchire sur les blocs de béton. J’aurais pu regarder à ma droite les grands containers du port, la ville qui s’accroche à la lumière du couchant, le ferry de plusieurs étages, partant pour l’autre côté de l’eau, et pour plus loin encore. J’aurais pu moi aussi, aller plus loin. Traverser la mer, celle-là ou bien une autre. J’aurais pu aller à Vladivostok, Anchorage, Buenos Aires, Shanghai, Singapour, Sydney, Dubaï, Copenhague, et même Valparaiso, je pourrais y aller. Mais là-bas que verrais-je ? Des ports, des ponts, des routes, des gens, tous différents. Et depuis là la terre qui s’étend. Verrais-je là-bas comment pousse le riz, le soja, le tabac ? Comment on irrigue le maïs sur de grandes terres assoiffées ? Comment on exploite des mines de diamant à ciel ouvert ? Comment on exploite, à mots couverts, des petites gens ? Comment sous toutes les latitudes, on dit blanc pour noir, et noir pour blanc ? J’aurais pu voir tout cela. Au lieu de quoi je suis ici, à entendre le bruit de l’eau en stéréo, le chenal ressasse, les vagues jacassent. Je continue, sur ce chemin tout fait que j’ai trouvé là sous mes pieds, et qui m’arrange bien, à ne savoir où aller. J’avance pour ne pas me diluer car le monde est trop vaste. J’aurais pu aller plus loin, mais je n’aurais rien vu. Rien vu de plus, sans doute, qu’un chemin tout trouvé sur lequel m’engager. Le paysage est une abstraction. Je suis aveugle. Aveugle au jour, aveugle à ma gauche, aveugle à ma droite. Je suis aveugle, je suis. Je sais que je suis, je n’ai jamais fait que cela, suivre. Plus loin, plus neuf, n’existe pas. La distraction est si grande, déjà, sur ce mince bandeau qu’est ma vie. Les infinis détails dans lesquels je me perds et qui m’appellent comme des nécessités. Dans la minceur de mon sillon, déjà, tout s’enfle, devient complexe, divers, cahoteux, chaotique. Vergeture d’un réel qui grandit, qui s’écarte trop vite, et pour engloutir quoi ? Œillères, si je les porte, c’est pour ne pas dévier de ma propre absence. J’avance pour ne pas me déplacer. Parfois je lève la tête, tout va bien, je suis encore loin.

(vidéo réalisée en marchant sur une cicatrice du vénérable brise-lame)

À lire sur le site de Cécile Portier, Petite racine, mon texte : Prendre un chemin pour se perdre.


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