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Contacts Successifs #29

Promenade avec Caroline. Le froid nous saisit. Soleil timide, impuissant face à la bise. Nous marchons d’un bon pas dans l’espoir de nous réchauffer. Difficulté de prendre des photos tout en maintenant la discussion que nous avons entamée tous les deux. Ce que dit Caroline est très juste, je ne cherche pas à éluder la conversation, mais nous sommes aussi sortis pour nous promener, ce qui signifie pour moi, quand la lumière est là malgré le froid vif, de prendre des photos. Mais je n’arrive pas à faire les deux choses en même temps. J’ai oublié de vider ma carte mémoire, il n’y a plus de place pour prendre de nouvelles photos. Je suis obligé d’en supprimer à la volée. Je les ai déjà téléchargées en ligne mais pas encore sauvegardées sur mon disque dur. Dilemme sur le choix des photos et des vidéos à supprimer. Je fais place nette. Et bien sûr, en reprenant la conversation je m’aperçois que je ne prends plus beaucoup de photos. C’est lié au quartier bien sûr, nous nous éloignons du canal Saint-Martin, mais au froid également, j’enlève mes gants pour prendre la photo et mes mains, mes doigts sont gourds, devenus insensibles. Dès que je décide d’arrêter de faire plusieurs choses en même temps tout va mieux. Je peux enfin me concentrer sur ce que me dit Caroline, ses précieux conseils. Le hasard de notre parcours écourté par le froid, conduit nos pas vers notre premier appartement parisien, rue de Malte dans le 11e arrondissement. J’envie Anne Savelli qui s’est enfermée cette semaine pour écrire. Je repense à l’expérience de Claire Legendre qui, cet été, a passé plusieurs semaines à écrire toutes les nuits sur un projet. Cela demande du temps. La journée entière à écrire, c’est-ce que j’aurais pu faire aujourd’hui, mais tellement de projets en cours qui exigent du temps, accaparent mon attention, vampirisent ma disponibilité, que je ne parviens même pas à en terminer un. Le soir un sentiment d’inachèvement, cette insatisfaction m’attriste. Pour me changer les idées, je sors faire deux trois courses pour le repas du soir. Froid glacial le long du Canal. Couloir de vent. Des hommes réfugiés dans des tentes plantées au bord de l’eau. La toile des tentes recouvertes de bâches, couvertures de survie miroitantes, protection fragile improvisée à la hâte pour tenter d’isoler l’intérieur de l’habitacle. Ces derniers temps, dès qu’il fait froid dehors, la même image revient en boucle dans les journaux télévisés. On dirait la même séquence diffusée en bouche. Comme dans ces séries télé, un bout de ciel, un immeuble, une voiture qui passe dans la rue. Images de transition. Fondu enchaîné. Un cliché. Quand j’entends parler de températures réelles et de températures ressenties, je souris en pensant à ce détournement malicieux trouvé en ligne pour expliquer le différentiel en matière de ressenti.

Mon projet sur le banc se précise. Prendre en photo très régulièrement, pendant une année, un banc sur le Boulevard de la Villette, depuis mon bureau, au 1er étage de la bibliothèque François Villon. En regard de cette série de photographies, afin de créer un diptyque, prendre régulièrement en photo le portrait d’un homme qui vient tous les jours sur le trottoir d’en face et regarde dans la direction du banc. Un homme à la rue, qui passe la journée sans bouger, son sac pesant posé juste devant lui, à ses pieds. Rencontrer cet homme, parler avec lui. Lui demander s’il accepte d’être photographié. Le rétribuer pour chaque photo. Et lui demander un souvenir par jour qui se présente toujours de la même manière (en référence au magnifique texte de Charles Pennequin, Un jour). La série prendrait la forme d’un triptyque associant une photographie du banc, un texte sur la vie de cet inconnu, un portrait de cet homme dans la rue.

combien de poignées de neige jetions nous sur les fleurs grises les pivoines de fumée alors en jouant combien sur les remparts dans les sentiers couverts de liège combien de neiges terriennes jetions nous sur les buissons osselets la prunelle la ronce la réglisse le houx savions nous combien peu durerait le manteau de neiges dans les vignes les manches sous les ronces noires ou crevées dans l’aire aux barbes des épis combien peu de neiges nouvelles fondraient à des anneaux de fer ou sur la brique du foyer sur l’artère assombrie des braises la neige était précieuse amande rare et tendre peu de jours de peu même pas toutes les années ah garde vif le goût de neige quand il faisait tomber le vent sur le parchemin des sous-bois le golfe inverse des corneilles quand nous éprouvions qu’il n’est que quelques neiges capables d’un creux dans la mémoire capables d’éblouissantes fougères fraîches sur une vitre qu’une bouche à l’aube couvre de buée

Jacques Roubaud, , Gallimard

Une émission sur France Culture qui donne envie de lire le livre de Daniel Deshays Sous l’avidité de mon oreille : « Ce qui m’attire encore c’est cette incomplétude dont le son est porteur, écrit Daniel Deshays ; ce sont ces creux de silence qui entourent tant de pleins m’offrant le temps de pénétrer mes souvenirs. »

If you listen to Beethoven, it’s always the same, but if you listen to traffic, it’s always different, John Cage.

Le soir en rentrant du travail dans la nuit, je croise un homme éméché, il parle seul, son poing serré autour de sa canette de bière : « Ces ignorants de la nuit qui ne connaissent même pas leur propre peur. »

En rentrant de son séjour à Lisieux Nina m’a acheté une tartelette au citron meringuée sur laquelle Caroline a planté une bougie. La pièce est soudain plongée dans le noir et d’une voix à l’unisson Caroline et les filles entonnent les premières notes de Joyeux anniversaire. J’ai 49 ans. C’est un jour comme un autre. Alice m’a offert un très beau carnet, avec une petite carte au dos de laquelle j’ai reconnu un photogramme de Paterson de Jim Jarmusch. Sur l’autre versant, ces mots écrits à la main : « Parfois une page blanche représente plus de possibilités... »

« Dans l’excès de lumière, par la chambre éclairée par les seules lampes, un effet de réverbération les dévore de grains lumineux, mystérieux reflet de lumière inondé de lumière jusqu’à l’aveuglement, une vibration une lumière un foisonnement de pourpre nappe cette fulgurance l’étale, les diffractions brûle au-dessus de la porte la veilleuse, une fois modifiée de manière à éclairer moins directement orange et chaude la lumière électrique sur la table ronde, ce peu de lumière. Blanc de soleil éclairait le mur gauche venait se réverbérer sur le blanc où jouent les rayons de soleil qui filtrent entre les stores celles sur la hauteur encore touchées par le soleil et les corps lumineux qui s’agitent dans le soleil apparaît un instant en pleine lumière d’autant plus blanche comme phosphorescente elle aussi s’éparpillaient dans l’éclairage cru, les durs rais du soleil pénétraient relativement brillante à la surface les découvertes de la lumière, la chaleur et l’éclat de la lumière, une lumière ralentie »

L’effet fantôme, Yannick Liron, P.O.L.


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