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Contacts successifs #28

Se lancer au hasard. Une direction à prendre. Un but de promenade. Accepter les détours. Prendre de la hauteur. Avec ce ciel bleu, malgré le froid, pour voir plus loin que chez soi. L’indétermination, le flou, l’incertitude, l’attente, le sursis, l’indécision. S’ouvrir, se détendre. Marcher ensemble dans les rues. Tous les passants qu’on croise, les touristes, on ne voit que l’absence de leurs visages, des corps réduits à leur simple machinerie. Emprunter des chemins déjà suivis et d’autres qu’on invente. Une réalité vacillante qui semble traduire quelque chose de notre temps. Correspondances, échos entre des expériences diverses. Là où un ailleurs se fait attendre. « À défaut d’espérer, on patiente. On attend. Une attente confinant à l’absurdité d’un temps dans lequel on se fond et on se perd, comme si rien ne permettait plus d’échapper à la répétition du vide : le suspens. »

La visite de l’exposition en suspens au Bal nous stimule et nous surprend, nous renvoie à notre propre situation en miroir. Un certain état du monde contemporain qui échoue à remplir ses promesses. Individus à l’abandon, dans le doute, l’expectative, et l’espérance. L’état de suspens dit Diane Dufour est « relatif au blocage ou à la répétition d’un même cycle à l’infini » : « ne plus savoir se diriger, ne pas trouver sa place, avoir un statut indistinct, flou, précaire, répéter des gestes dénués de sens, en sont autant de manifestations visibles. »

Le syndrome de résignation n’existe apparemment qu’en Suède chez les jeunes réfugiés. Des enfants et des adolescents âgés de 7 à 20 ans deviennent mystérieusement catatoniques. Ils ne parlent plus, ne mangent plus, refusent de boire, sont incontinents et ne réagissent plus à des stimuli physiques pourtant douloureux comme une piqûre. Ils perdent la volonté de vivre. Ils se sentent « comme dans une boîte de verre aux murs fragiles, tout au fond de l’océan. » Ils doivent être pris en charge en milieu hospitalier et être nourris par perfusion sous sédation pour ne pas mourir. « C’est comme une sorte de protection, ce coma dans lequel ils sont plongés. Ils ressemblent à Blanche Neige qui se retire du monde. »

Ce qui pourrait changer les choses, c’est que ce que nous faisons aux autres finit par nous affecter nous-mêmes.

La politique d’immigration, en France et en Europe, vise à rendre la vie invivable aux migrants. C’est le moyen de les décourager. On ne les tue pas. On les empêche de vivre. On le voit à Calais : l’idée n’est pas de régler un problème, mais de le mettre en scène, de le donner en spectacle - et pour l’opinion publique, et pour les étrangers qui pourraient être tentés de venir en France. Or rendre la vie invivable a des effets bien réels sur la vie des migrants. La politique migratoire n’y voit que des corps : par exemple, on utilise des tests osseux pour vérifier l’âge... On déplace des corps. Mais ce sont des personnes. Et c’est ce que nous rappelle le syndrome de résignation : il y a des personnes vivantes dont on rend la vie invivable. C’est le symptôme d’une politique qui dit à des gens qu’ils n’existent pas, et qu’ils ne peuvent pas exister.

« Claude Lévi-Strauss expliquait l’efficacité symbolique de la magie : le sort qui est jeté peut tuer l’individu parce que c’est toute la société qui pèse sur lui. Mais il y a plus. Chaque société a ses symptômes, ses formes de folie. Par exemple, nous voyons peut-être aujourd’hui en Europe, avec le terrorisme, le retour de l’amok : en Malaisie, des hommes couraient comme des fous avec un couteau en blessant et tuant jusqu’à trouver eux-mêmes la mort. On sait que la dépression est le mal de l’époque. Mais elle prend avec l’immigration, dans un contexte de xénophobie, une forme singulière. Dans le répertoire des symptômes, il y a peut-être aujourd’hui la résignation. C’est à la fois le désespoir et la démission. Il n’y a plus rien à espérer, donc plus rien à faire. Il ne faut pas croire que le psychisme soit purement individuel : il est pris dans la société, traversé par l’histoire, imprégné de politique. La souffrance psychique est aussi une souffrance sociale. Rendre la vie invivable, c’est une politique dont nous voyons en Suède un symptôme. »
 [1]

Éloignement pour exclusion.

Mon livre Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d’écriture est sorti dans une nouvelle version imprimée et numérique aux éditions Publie.net.

Rendez-vous professionnel avec Jeannine Christophe et André Kroll de l’association Histoire et vies du 10e, avec ma collègue Solenna Renard pour notre projet de carte du quartier de la bibliothèque François Villon. Depuis le 10e étage de son immeuble du 53 Boulevard de la Villette,une vue époustouflante. Balcon filant. Double exposition. Vue panoramique sur l’ensemble de Paris, tous les monuments visibles. Renversement des perspectives. Ce qui est situé juste en-dessous de l’immeuble, le quartier proche, entre 10e et 19e, paraît loin, tandis que les monuments lointains (Tour Eiffel, Arc de Triomphe, Sacré-Cœur, Centre Georges Pompidou, Tour Montparnasse, Opéra, semblent proches. Pollution de l’air qui grise le bleu du ciel.

À LA RECHERCHE DE PERCY SLEDGE

Un type me raconte qu’avec son pote ils roulaient dans Atlanta

un soir des années soixante-dix quand le DJ annonça

"Les gars, Percy Sledge est en ville pour une nuit encore,

Il loge à la chambre numéro tant du du motel untel

et il aimerait que ous ses fans viennent le voir"

et ils ont dit, on n’a pas beaucoup entendu Percy Sledge

à la radio ces deniers temps (et on ne l’entendra pas beaucoup plus

avant 1987 quand

Olive Stone utilisera son seul grand succès pour la bande-

originale de Platoon),

et alors que M. Sledge avait peut-être en tête un tout autre genre de

fans,

mon ami et son pote vont jusqu’au motel,

frappent à la porte, et voilà que ce type grassouillet avec ses dents

du bonheur

et ses cheveux ébouriffés les fait entrer, leur propose de s’asseoir,

leur offre un soda, et tous les tris se mettent à parler

un bon moment musique, bien sûr, mais aussi sport et nourriture

et puis les deux se lèvent pour partir, et l’autre

leur serre la main et les remercie d’être passés,

et juste à ce moment-là mon ami s’interrompt au milieu de son his- toire pour boire une gorgée, et pour raison que je ne parviens pas à m’expliquer je me souviens de la plus belle première phrase de toutes les histoires jamais écrites, celle de La Chute de la maison Usher de Poe, qui commence ainsi : "Pendant toute une journée morne, sombre et muette d’automne, alors que les nuages oppressants étaient bien bas dans les cieux, j’avais traversé seul, à cheval, une contrée singulièrement sinistre."

C’est beau, non ? C’est en raison du mot "cieux" : tout sur la terre est morne, sombre, muet, automnal, oppressant et bas, mais ça va mieux là-haut – dans les cieux ! à l’endroit où vont aller bientôt Roderick et Madeline Usher, et où Poe lui-même les rejoindra dans très peu d’années. Oh, et aussi les temps des verbes, surtout les plus-que-parfait, "avais traversée ! Car si le narrateur était malheureux alors, n’est-il pas vraisemblable qu’il soit heureux maintenant ? Même s’il ne l’est pas.

C’est une langue sur laquelle on peut danser, non ? sur laquelle on peut valser, disons, lentement, sobrement, comme des ours, et pas sauvagement comme des poulets frénétiques : Flaubert dit que la langue est un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours quand on voudrait attendrir les étoiles - mais c’est plutôt nous qui sommes des ours, non ? Nous déplaçant pesamment dans les bruits métalliques et discordants du quotidien ?

Le Haha, David Kirby, poèmes traduits de l’anglais (États-Unis) par Christian Garcin, Actes Sud, 2018.

Atelier d’écriture dans le Parc des Buttes-Chaumont avec une quinzaine de participants. Anne Savelli nous guide à travers le Parc en demandant aux participants d’être attentifs à tout ce qu’ils verront sur le chemin, ce qu’ils entendront, sentiront, qui viendra les distraire ou les accompagner dans leur marche, qu’ils s’en imprègnent pour pouvoir écrire en revenant à la nuit tombée à la bibliothèque François Villon. Après un périple d’une heure et demie à travers le jardin, Anne s’arrêtant à certains endroits pour nous lire des textes littéraires de son choix, fiction sur le thème du paysage, de la nature, et la nuit, sans lien direct avec le Parc. C’est d’ailleurs avec cette approche qu’au retour de notre marche des Buttes-Chaumont, Anne a demandé aux participants de faire le portrait du parc sans le nommer. En y plaçant quelqu’un qui s’y promène. Dans cette déambulation, évocation poétique ou fiction, le pronom et le temps qu’on choisit influence le récit. Les textes écrits lors de cet atelier étaient très variés et concluaient en beauté ce moment de création et d’échange, cette promenade littéraire vivifiante entre chien et loup.

[1Syndrome de Résignation : Les migrations, aux sources ? Entretien avec Eric Fassin par Fasséry Kamissoko.


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