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Au lieu de se souvenir (Semaine 05 à 09)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Cela fait des mois que je travaille sur l’écriture de ces deux textes en parallèle. Le premier, L’espace d’un instant, est une constellation d’instants suspendus, d’arrêts sur images, diffusée entre 2021 et 2022. Le second, Anima Sola, un récit poétique à partir d’images créés par procuration entre 2023 et 2024. Je les ai conçus tout d’abord sur mon site, je n’imagine pas mon travail autrement qu’en passant par cette diffusion de mes textes en train de s’écrire, par fragments. Dans le partage de ce rendez-vous avec le lecteur. C’est d’abord à cet endroit qu’ils prennent forme, dans la répétition de leur diffusion régulière, sur un temps donné. Avant la forme close du livre, c’est sur celle plus versatile d’Internet, qu’ils développent leur potentiel. Des mois que je cherche à trouver le lien entre tous ces fragments éclatés, disparates, le fil pour tisser ensemble ces différents textes, les assembler.

Je trouve enfin la solution, elle était si évidente, là devant mes yeux, je ne la voyais pas, je ne pouvais pas l’envisager sans effectuer ce détour. Il a fallu tenter plusieurs expériences autour du texte avant de comprendre que ça ne fonctionnait pas. Je ne voyais pas comment m’en sortir. J’en ai un peu parlé autour de moi, mais il fallait que j’expérimente ces différentes formes avant de pouvoir trouver, je crois, la solution. Il faut parfois savoir faire machine arrière, emprunter un chemin différent, pour saisir ce qui m’empêchait d’avancer, qui me dépassait jusque-là. Le lien pour tisser les fragments de ces deux séries étaient tout simplement leur entrelacement afin de produire un texte unique.
En revenant sur mes pas pour rentrer à la maison ce soir-là, après une journée de travail, je parcours de nuit les paysages traversés dans la lumière dorée du matin. Une affaire d’éclairage. Tout a changé, pourtant tout est toujours à la même place. La nuit transforme tout autour de moi. Les bruits ne sont plus les mêmes. Moi-même, j’ai changé. Il se fait tard. Mon lent cheminement révèle progressivement le trait d’union reliant l’espace dans le temps, l’épreuve d’une présence au monde. Un monde où trouver sa place, où il y a lieu d’y être. Rien que les heures.

Beaucoup de travail ce mois-ci, je ne sors pas souvent. C’est l’une des rares journées où la pluie cesse enfin, où le voile gris du ciel très bas se déchire pour laisser passer des trouées de bleu, mais surtout cette lumière hivernale. Les façades des immeubles attrapent la lumière comme une terre sèche absorbe toute l’eau. Les nuages se transforment à une vitesse impressionnante, leurs couleurs changeantes, glissant du gris clair à l’anthracite, libérant en de rares endroits quelques trainées de bleu. Le ciel est un paysage qui se métamorphose sans arrêt. J’avance dans la ville sans le quitter des yeux. Je me fie à lui, je l’observe pour savoir jusqu’où je peux aller, L’horizon se charge de lourds nuages menaçants, mais le beau temps se maintient. Je ne vois rien sur mon chemin, je filme en aveugle, c’est mon corps qui fait tout. Les yeux deviennent accessoires. Les automatismes que j’ai développé depuis cinq ans que je filme ce journal avec ma petit caméra serrée dans une main, à bout de bras. Mon corps en position. Je fais corps avec la caméra pour gagner en fluidité, comme le stylo entre les doigts glisse sur la feuille de papier et plus souvent encore sur le clavier de mon ordinateur. Le rythme de ma respiration se ralentit. Le temps se suspend. Plan fixe, panoramique, travelling. Cela ressemble à une chorégraphie avec le paysage, les façades des immeubles, la perspective des rues, les reflets dans l’eau du canal, les nuages dans le ciel, et quelques passants qui entrent dans le cadre. Une danse urbaine. Au final, je suis rattrapé par la pluie. Une averse soudaine me prend à revers et je suis obligé de me replier à l’abri d’une entrée d’immeuble, non loin de chez moi.

Je ne voulais pas accepter l’idée de la muséification de la ville, sans doute parce que là où je vis, dans le 10ème arrondissement, et plus généralement dans l’Est Parisien, cette tendance est moins apparente qu’ailleurs. En revenant Place des Vosges, je me rends compte que la situation s’aggrave, surtout à quelques mois des Jeux Olympiques. La ville est coupée en deux. Les quartiers historiques et les quartiers populaires. Dans ces derniers, les travaux mettent toujours plus de temps à être effectués, les barrières de chantier s’installent sur de plus longues périodes. Ce qui est abimé met plus de temps à être remplacé. Le nettoyage des rues laisse à désirer. Ce n’est pas qu’une question d’argent. Je ne peux m’empêcher de percevoir dans ce laisser-aller, cette ville à deux vitesse, deux identités, une forme de mépris de classe.

Rainy day, go far away i’m tired of blues i’ve gone through.
Lonely nights, eight thousand sights, of times I once knew.
Go away, you rainy day, far away ; out of my mind.
I should’ve known when times, they got hard, you’d go and steal away.
The cards broke right, you’re out of sight, and so I named you rainy day.
Transparent trees, not what they seem, float by in shades of gray.
Dusty shadows dancing ’round in my brain, yeah their name is ’rainy day’.
Rainy day, go far away, I’m tired of blues...(i’ve gone through)

Rainy Day, Susan Christie (Paint a Lady), 1969


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