Le livre de Charles Pennequin est constitué d’un ensemble de textes, de poèmes, de « dessins écriturés », de phrases écrites à la main, au feutre ou à l’encre, ou tapées à la machine, sur les doigts, les mains, les visages. « L’écrivain fait des pieds et des mains pour écrire. » Il est question de lumière, de formes, de l’écriture qui vient des dedans et des paroles qui viennent des dehors. « L’écrivain a plusieurs bouches à l’intérieur de ses mains. » Emportés par le flot de l’écriture, par le rythme et la respiration de la voix qui les profère, les formes graphiques du dessin qui les révèle, ces textes s’exposent et explosent dans leur « Énergie pensée parlée tracée ».
Petite bande, Charles Pennequin, P.O.L., 2023.
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« Je n’aime pas le mouvement. Tous les mouvements. Je n’aime pas quand ça bouge. Quand il faut que ça bouge. Que ça change. Fini le changement. Plus de mouvement ni de changement. Ni de ça bouge. Bougeons dans le vent. Le vent ça sent. Nous tombons du vent. Le vent est mort et nous avec dans son mouvement. Son mouvement au vent c’était de danser. Le grand dansement. Le dansement c’est la danse qui nous ment. Nous ne voulons plus du mouvement. Nous voulons du ment dansé. Et c’est très différent car nous ne voulons pas de la dépense. La dépense ment tout comme la pensée. Nous tombons dans la danse. Nous nous laissons penser par elle. D’ailleurs elle ne pense pas la danse. Elle pense-ment. Car penser c’est déjà faire mouvement. Et à bas tous les mouvements. À bas les pansements. Nous dansons comme des écrasés. Nous n’avançons plus sauf pour nous écarter du mouvement. C’est le mouvement de tout un chacun. C’est la danse à tout le monde. Alors nous nous écartons de tout le monde c’est-à-dire de nous-même. Nous sommes un corps qui change seulement pour danser. C’est-à-dire pour ressembler à l’écrasé. Nous organisons la danse presse-purée. La danse cloporte. La pensée ne danse pas. Elle veut du mouvement. Elle veut également le grand écart. Le chant et le son. La musique et la vie. Tous ces écartements d’exister entre hier et maintenant pour malgré tout danser dans le grand cirque du vivant. Mais nous nous voulons la mort par écrasement. Pas par la fuite. Penser est une fuite désespérée. Nous voulons la danse du ratatinement. Pas du mouvement. Nous ne sommes pas morts. Nous sommes juste extrêmes. Extrêmement justes et vivants. Jusqu’au prochain numéro. Le numéro suivant est le grand écart qui nous rassemble. Le grand écart qui entre en nous-mêmes par la parole et le geste. Pas par le mouvement. À bas les mouvements.
La pensée naît. Le corps se change. La langue vieillit. Les idées meurent.
Ne vous écartez pas du droit chemin. Évitez de trop avoir des idées. Les idées et les pensées s’écartent toutes seules. Il est plus difficile de danser que d’avoir des idées. Les idées c’est quand on n’y pense pas qu’on tombe dessus. C’est d’ailleurs elles qui nous tombent sur le poil. Il suffit de marcher dans la rue. Et de pas regarder sur le trottoir. Sur le trottoir les idées fument. Il suffit de pas regarder. Et ça glisse tout seul. Mais pour tomber vraiment il faut danser. C’est-à-dire s’écarter. Pour faire le grand écart. Il faut d’abord tomber les idées. Comme on tombe la chemise. Et la souplesse amoureuse revient. C’est-à-dire le naturel il revient au galop. Il fait la danseuse sur le petit vélo qu’il a dans sa tête. Car sa tête elle seule danse. Sa tête c’est la souplesse au naturel. Sur le petit vélo sa tête à elle seule ça pense en dedans tout amoureusement. Car c’est amoureusement qu’on est collé à la bicyclette. On tombe. Tout le peloton se prend une gamelle. On tombe amoureux c’est-à-dire on danse. On tombe dans la danse. Les yeux ébahis. La langue qui pend. Le cœur qui bat la chamade. Tous les organes passent leur musique. Personnelle. C’est la révolte des organes. Révolution = on danse. On fait exploser l’existence.
La lumière quand elle est arrivée elle a produit une onde et cette onde a tout traversé. Elle a traversé tous les corps et alors on a pu voir qu’il y avait une présence. Sans la lumière les corps ne semblaient pas exister et pourtant ils étaient là et c’était peut-être même qu’un seul corps. Il n’y avait qu’un corps qui amplifiait démesurément et lorsque est arrivée la lumière alors le corps s’est morcelé. C’est grâce aux ondes lumineuses que des petits corps se sont libérés du grand corps. Sinon il n’y aurait toujours qu’un seul corps qui pousse dans son invisibilité. Avant le grand corps il n’y avait rien ou alors une fin de corps. Peut-être y avait-il plein de tout petits corps très éloignés les uns des autres et la lumière faiblissait jusqu’à s’éteindre. Dans la nuit il y a plein de lumières. Même dans une nuit très profonde et apparemment sans lumière il y a des lumières qui viennent de partout et envahissent la nuit la plus noire. Le vivant ne voit que dans une certaine lumière et apprécie aussi la nuit. Il a donc adapté sa vie pour voir une certaine nuit et goûter ainsi une certaine vie sous une certaine lumière.
La voix est nulle. Notre voix est une voix de nul. C’est la voix nulle. Au départ tout est nul en nous. Lorsque nous sommes ce que nous sommes et avant d’apprendre. Avant d’être remplis de la vie des autres. Avant d’être contaminés par tous les savoirs. Nous avons le savoir nul et la voix nulle qui va avec. Toute notre voix est habitée par le nul de nous-mêmes. Nous sommes complètement nuls et nous avons honte de cela. Seulement nous ne le savons pas. Sauf si un jour. Par accident. On nous place devant tout cet effondrement qui fait notre être. Notre identité. Si par heureux ou malheureux hasard nous arrivons face à nous et nous nous voyons. Nous nous sentons. Nous nous entendons vraiment et pour la première fois. Si par une chance ou une malchance inouïe nous nous trouvons face à tout ce nul qui fait notre personne alors nous pouvons avoir accès à cette connaissance. Mais en général. Et même à tous les coups. Cette nullité nous effraie et nous rebroussons chemin. Nous nous enfuyons le plus rapidement possible dans ce qu’on appelle le monde où nous serons invisibles à nous-mêmes. Tout comme les autres qui nous semblent être visibles alors qu’ils sont tout autant invisibles à eux-mêmes que nous. C’est pour cela que lorsque nous portons l’oreille pour la première fois à notre voix nous la trouvons horrible. Ou sans personnalité. Ce n’est pas la voix que nous nous sommes façonnée à l’intérieur de nous. C’est une voix qui pourtant crache notre personne à notre propre face mais nous trouvons ça insupportable. Car notre voix est nulle. Tout est nul et il faudrait partir de ce postulat. Que tout est nul et qu’il faut maintenir coûte que coûte ce nul et le magnifier même. Il faut magnifier la voix nulle mais c’est impossible. On ne peut pas résister à l’afflux des voix. Comme à l’afflux des autres. Les autres et leurs voix. Les autres et leurs visages. Les autres et leurs corps. Les autres et leurs paroles. Les autres et leurs gestes. Les mouvements et les savoirs qui affluent. Les habitudes et les connaissances qui affluent. Tout ça qui afflue et engloutit le nul en chacun et il faut alors un sacré effort pour retrouver le nul de nous-mêmes. Le nul tout beau et tout propre. Le nul tout brillant comme un soulier neuf.
Nous sommes dans la nuit complète. La nuit totale car la lumière est une invention tout comme le son. Nous produisons énormément de sons et de lumières car nous savons que ce n’est pas la norme. La norme est à la nuit et au silence. Nous ne voulons pas de la nuit silencieuse et froide. Nous voulons entendre vibrer notre vie. Nous voulons nous reproduire dans la lumière et le bruit. C’est le bruit et la lumière qui font notre puissance vitale. Il n’y a pas de vie s’il n’y a pas de bruit ni de mouvement lumineux. Tout mouvement est pour nous un mouvement sonore et coloré. Notre vie est une gesticulation. Notre vie un mouvement flashé et il ne peut en être autrement. Alors que nous vivons cachés. Car vivre en dehors de la nuit est d’une certaine manière continuer à vivre cachés. Même si nous avons pris l’air et la lumière en face nous vivons comme des êtres dissimulés. Même si nous produisons du son nous ne pouvons nous empêcher de vivre comme si nous existions sous terre et sans oxygène. Comme si nous étions enfouis sous les pierres ou les roches. Nous vivons telles des parasites à la surface de tout ce noir. Nous vivons tels des bactéries ou des amibes. Nous vivons sous la grande peau de la nuit et du silence et nous prétendons y faire beaucoup de bruit et de lumière.
La pensée vient de l’empreinte de la pensée nulle. Si je sors avec mes pensées je dois me méfier. La pensée que j’ai se projette tel un phare sur tout ce qui bouge. Tout ce qui vit entend la pensée. Même les pierres. Tous les secrets sont projetés comme si on les lançait en l’air. Nous ne savons pas que lorsque nous pensons nous baignons également l’entourage et nous risquons donc de voir arriver notre pensée face à nous. Il faut dissimuler ce que l’on pense sinon nos pensées nous feront face et pourront agir contre nous grâce à l’entourage. Il ne faut pas s’entourer de pensées en sortant car l’entourement se ressert sur nous en faisant venir des forces qui s’opposent à nous. Dès que nous pensons nous agissons. Dès que ça pense l’action de cette pensée se produit. C’est pour cela qu’il ne faut jamais sortir muni de ses pensées. Ou alors il faudra parler de ce que l’on pense. Parler la pensée permet de contrer ce qui peut advenir dans l’entourement.
Énergie pensée parlée tracée.
Respirer ne fait pas penser. La pensée est interrompue par la respiration. Car la respiration interrompt la pensée. La respiration est contre ce qui se pense. Car ce qui se pense ne bat pas. Ce qui se pense est un flot discontinu. Ce qui se pense est un roulement mais ce qui bat n’est pas ce qui se pense mais ce qui en sort. La respiration est dans un rythme qui nous empêche de penser en continu. La pensée ne peut pas respirer avec le corps. Respirer empêche de penser. Quand on respire on ne peut pas penser totalement. Il faudrait bloquer sa pensée pour pouvoir vraiment respirer. Ou l’inverse. Les deux sont possibles. Mais un des deux va en chier. Il faudrait en quelque sorte penser la respiration. Il faudrait faire de la pensée comme on respire. C’est-à-dire avec des allers et retours dans la tête. Des allers et retours de la bouche au crâne. Ou des allers et retours du ventre à la main. Et alors on pourra penser que parler est la respiration de la pensée. Car ça fait comme des allers-retours du dedans au dehors. Il n’y a que là que ça rythme quelque chose. Il n’y a que là qu’il y a le vrai roulement de pensée. Il n’y a que là que s’imprime réellement toute pensée. En imitant la respiration. Sinon la respiration est un mantra. Une fixation. Car une respiration est somme toute une évacuation de la pensée. Un amour du corps muet et de sa béatitude. Il faut donc imiter la respiration et prendre le dessus sur elle en parlant. En actant la pensée. En la faisant marcher. En lui donnant un corps. Sinon on est des impenseurs. Des impenseurs qui de surcroît pensent penser. Pour espérer retrouver la pensée il faut faire le chemin de la respiration. On ne peut pas penser la digestion. Ni la circulation du sang. On ne peut donc penser la respiration. Il faut juste coller à ce rythme par le geste écrivant parlant. Lui donner une allure. Lui dicter sa route. Prendre le pas sur la respiration en donnant un pas à la pensée. Donner le la et le pas. Lui intimer l’ordre de donner le ton au corps. Pour qu’il avance en rythme. Et pour que ça chante de partout. Alors le peloton du corps avancera sous la férule de la pensée. Alors il chantera le corps pensant. Alors il ira ouvrageant dans la pensée. Alors il avancera comme un seul homme la fleur au fusil pour tuer en lui tout ce qui a déserté la pensée. Tout ce qui fuit et se réfugie sous la respiration. Tout ce qui fuit et se réfugie sous les battements bêtes du cœur. Tout ce qui fuit et se réfugie sous les gonflements sans intelligence des poumons impenseurs. Car chaque organe séparé du corps est un impenseur. Il faut donc rassembler le corps en le faisant penser comme un peloton d’exécution ».
Petite bande, Charles Pennequin, P.O.L., 2023.
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