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En lisant en écrivant : lectures versatiles #61

Il y a 60 ans disparaissait Marilyn Monroe, actrice, mannequin et chanteuse américaine, au sommet de sa gloire. De très nombreux livres ont été écrits sur la star hollywoodienne, essais et romans, mais aucun ne s’est réellement intéressé à la création de son image par la photographie. Anne Savelli nous invite à découvrir les multiples facettes de Marilyn Monroe que nous croyons tous connaître, en nous faisant visiter les salles d’une exposition imaginaire où chaque séance photo présente le travail de l’actrice et de la chanteuse, ainsi que sa relation déterminante aux photographes qui l’ont prises en photo, complices ou duplices, parmi lesquels André de Dienes, Eve Arnold, Milton H. Greene, Cecil Beaton, ou Richard Avedon. Pendant toute sa carrière, Marilyn Monroe n’oubliera jamais l’importance de l’image pour marquer les esprits et rester longtemps dans les mémoires du public. Ce livre passionnant nous montre un visage méconnu d’une Marilyn au-delà des clichés, saisi dans cette surexposition qui, tout en la rendant célèbre, inoubliable, aura été également à l’origine de sa chute. « S’exposer, on le sait, possède deux acceptions : c’est se montrer aux autres, mais aussi se mettre en danger ».

Musée Marilyn, d’Anne Savelli, Inculte, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« AU MIROIR
Sam Shaw, 1954

Une loge ou la salle de bains de l’hôtel ? Les deux se confondent, parfois. Voici qu’apparaît le photographe Sam Shaw, lui aussi ami de Marilyn, lui aussi d’une influence profonde. Au Saint Regis, Milton Greene avait saisi Norma Jeane au réveil. Sam Shaw entre à son tour, montre miss Monroe au miroir, se peignant les lèvres avant de recevoir la presse. Mise en scène ? Voilà qui est possible car l’un de ses confrères, George Barris, apparaît à son tour. Ses photos de maquillage au miroir sont quasi identiques. Puis Barris fait découvrir une Marilyn bizarrement perchée, à genoux sur une chaise lors d’une conférence de presse, tour à tour rieuse, concentrée. Shaw est là lui aussi, parmi les journalistes. Ses images et celles de Barris s’entremêlent, permutent.
Cependant, pour l’instant, c’est l’heure de Sam Shaw. Révéler une femme au travail, entourée ou seule, tel est son sujet. La suivre dans des clubs, au théâtre, devant des journalistes, au restaurant, faisant son métier de star (descendre de l’avion, envoyer des baisers) et s’en défaisant (dans le salon de l’aéroport où elle bâille, lève les bras au ciel en riant). Devenir son complice. Devenir peut-être le premier photographe de plateau célèbre, puisqu’il s’agit de documenter le tournage de Sept ans de réflexion, engagé par Charles Feldman, le nouvel agent et producteur de Marilyn. Et mieux, bien mieux encore : être, sans l’avoir voulu sans doute, à l’origine du mythe final, de l’image ultime. Car C’est Sam Shaw, et non Billy Wilder, qui a eu l’idée de la robe soufflée par le vent au-dessus de la bouche de métro. Il s’est rappelé les fiancées de marins photographiées au Steeplechase, le parc d’attractions de Coney Island, en 1941. La jupe de l’une s’était envolée, avait-il raconté au réalisateur.
Mais attendez, nous n’y sommes pas encore. Nous sommes dans une loge, souvenez-vous. Crèmes, blush rouges, faux cils et vernis, Marilyn se farde. Par la fenêtre, on entend à nouveau le grondement de la foule. C’est qu’ils sont des milliers, déjà, à s’entasser pendant que les techniciens règlent la scène.

Tu les entends, tu sais ce qui t’attend, l’appelles de tes vœux et pourtant tu te figes. C’est chaque fois par surprise qu’elle arrive. Dans le miroir tu es parfaite, réinventée en fonction d’un public qui apprécie toujours ce que tu as promis. Dehors, il s’amasse par milliers, donc, il rêve de cette loge dans laquelle tu te prépares. Ses cris, ses rengaines, le prénom qu’il répète serpentent jusqu’à toi par le jeu des gouttières.
Dans quelques secondes, tu le sais, New York va se mesurer à l’intensité coréenne. Une fois sortie d’ici tu seras à nouveau comblée, pleine, campée sur des jambes que tu n’auras pas peur de laisser détailler par la masse qui t’attire, journalistes, photographes, figurants et cameramen, toute l’équipe technique, les passants, les futurs spectateurs. Tu ne craindras pas la critique. Personne ne les dira trop courtes parce que tu l’as décidé. Tu feras taire la ville au moment où elle scandera ton nom. Et ce sera peut-être pour la dernière fois.
La voilà. C’est évident : l’enfant abandonnée se plante devant toi tandis que tu examines la texture de la poudre, vérifies les reflets des boucles, les cils. Le regard fixe, elle exige un adulte qui prendrait soin de son avenir, qui saurait la guider, lui dirait des choses simples, tu es encore petite, ensuite tu vas grandir, jeune fille, jeune femme, femme, vieille, morte et ce sera normal. L’enfant abandonné refuse la souplesse, le sourire Marilyn.
Tu te retournes - ou peut-être même pas, l’habitude. Constatation : dans la loge, il n’y a plus que toi, comme adulte. Vingt-huit ans et mariée, te rappellerait Joe. Sam Shaw est parti après sa remarque, tu as levé un œil, la coiffeuse, la maquilleuse ont compris la consigne, ont fermé la porte doucement. Tu as demandé à rester seule sans avoir à le dire, c’est un signe de règne, n’est-ce pas ?
Tu te penches. De près, tu es vulgaire, a-t-il décrété, vraiment trop maquillée. De plus près encore, tu n’es rien. Juste une femme prête à se laisser transformer, quasi défigurer, pour qu’à l’intérieur rien n’explose ; pour que les débris de l’enfance s’encastrent, recomposent une image, même géométrique, une bouche sans nez ou le contraire, un Picasso ricanerait-on. Tu es prête à tout pour éviter cette déflagration dont tu connais les sources, contre laquelle tu ne peux rien.
Tu te regardes. Tu ajoutes rouge et vernis. Sam Shaw s’est trompé et tu le sais. Marilyn Monroe n’existe pas sans public. Il faut qu’on puisse la voir de loin.
Quelque chose résiste. Allons, qu’est-ce qui résiste, dis-moi ? Tout va se passer simplement. Tu vas quitter cette loge dans une robe destinée à devenir célèbre, la blanche en corolle échancrée. Tu porteras peut-être deux culottes superposées promèneras des jambes galbées, lisses (maquillées ?) le masque de la joie rivé au visage et l’enfant sera contente, elle n’aura aucun père à chercher dans la foule, New York tout entier montrera le chemin. Jeunesse, gloire éternelles, dira la pellicule.
Quitte le miroir, il est temps.

SUR LA GRILLE
New York, Lexington Avenue,
15 septembre 1954, une heure du matin

Il faudrait réussir à ne pas réciter.
Une Marilyn floue aux jambes rondes, dont la robe comme la chevelure rayonnent, aveuglent, irradient. Une Marilyn à robe très relevée posant aux côtés de Tom Ewell tandis que la grille de métro est cernée de dizaines, de centaines de photographes amateurs ou professionnels, des hommes uniquement, dont le corps en tension s’abat presque sur elle, ne reste rivé au sol que par la pointe de pieds. Une Marilyn en contre-plongée, de profil, de même taille que son partenaire, qui le regarde droit dans les veux tandis que le tissu se déplie. Une Marilyn en clair-obscur, masquée par un spectateur, son dos noir, son chapeau mou. Une poupée à bourrelet de chair que la robe trop serrée fait naître, disgrâce qui parfois sera effacée - avec l’accord du photographe ? Une Marilyn disparue, négatifs envolés d’un reporter casse-cou accroupi sous un projecteur, surpris par un confrère. Marilyn dont la foule scande le faux prénom, livrée à la conquête de l’univers tandis que son mari débarque, joue des épaules, hurle à l’infamie, ce que personne n’entend. Des Marilyn par milliers comme en Corée du Sud : Elliott Erwin, Sam Shaw, Garry Winogrand, George Barrjs, George S. Zimbel, Ed Feingersh, chacun dans la nasse invente sa Marilyn tandis que l’actrice grelotte, que la femm dont le corps est au centre du monde vient, sans le deviner, d la tin de son couple.
New York, de nuit. Dans sa robe au plissé soleil, blonde de comédie laisse une soufflerie travaille sa gloire, accroître son pouvoir sur le dispositif dans lequel elle est prise, dont elle cherche à se dégager tandis qu’elle déploie sa palette, rit aux éclats, plaque les mains sur ses cuisses. Circulaire, elle donne à chacun l’impression de ne s’adresser qu’à lui, de l’ancrer dans le sol, plaisir, vérité première mais aussi stratagème, message codé lancé à la tête de la Fox signalant, comme un clignotant passe au rouge, une célébrité qui ne cesse de se densifier, de se durcir. La robe dont tous les hommes diront qu’elle ressemble à une fleur, pétales volatils qui invitent à la danse, à un effeuillage plein vent, à bien y regarder se présente comme une arme de guerre, alterne les fonctions défensive-offensive : un bouclier.
Le fait est connu : il s’agit bien ici, à Manhattan, d’une séance photo, non du tournage d’un film. Wilder sait parfaitement que la foule va braire, va bruisser, faire cliqueter ses appareils. Que la rumeur ininterrompue empêchera toute exploitation de la séquence. Qu’il es question, en vérité, d’images fixes ; d’un coup publicitaire monté par Sam Shaw, agréé par la Fox : on délocalise, on tourne en décors naturels non par souci de réalisme, mais pour attirer l’attention. un raz-de-marée ? C’est peu dire : embouteillages, quartier bloqué pour faciliter le travail de la presse bien évidemment prévenue, ligne de métri suspendue, la ville n’en a plus que pour elle, la blonde a la culotte, jusqu’au petit matin.
Ici, une photo de Sam Shaw montre le machiniste sous la grille. bien sûr, il regarde en l’air et nous ne voyons rien.
Ici, en rafales, le visage enfoui dans la robe, les jambes solides, le pied déchaussé, les fesses en appui, la répétitrice à l’affût.
Ici, Sam. Ah non, ce n’est pas lui.
II faudrait savoir dire ce qui se joue.
Sam Shaw et Marilyn Monroe sont proches depuis des années. Elle, dont chacun connaît l’image statufiée par Frank Powolny. Lui, brun à fine moustache aux cheveux bouclés, fils d’immigrés russes à l’air doux : un homme qui rayonne, sûrement très aimé, se dit-on quand il pose près d’elle, la serre dans ses bras en sœur favorite.
Entre le photographe et le modèle, l’espace d’un instant on peut imaginer une relation très simple. Il dit les choses, elle les entend. Il veut la photographier au travail, en sueur, concentrée, fatiguée peut-être. Elle refuse, explique qu’elle se doit au public, qu’un masque la protège. Il n’est pas question de s’en débarrasser et de faire apparaître cernes, ridules, expressions de dégoût. Il comprend. Il écoute. Il persiste tendrement. Bientôt, il donnera d’elle une image nouvelle, qui ne sera pas non plus celle de Milton Greene ou d’Ed Feingersh.
Sam Shaw réussira à prendre Liz Taylor échevelée, un œil fermé un œil ouvert ; la très lisse Lee Remick, aguicheuse dans une rue de New York tandis que trois types se rapprochent ; John Cassavetes, son meilleur ami, immensément beau près de sa caméra, beauté de doute, de douleur ; Cassavetes encore, enlacé à Gena Rowlands, chez eux, a tomber ; et Audrey Hepburn toute jeune, joues pleines, accoudée au zinc entre un vieux à béret et un vague baroudeur en cuir.
Je crois qu’on peut le dire : Sam Shaw, qui a immortalisé Brando dans son tee-shirt blanc et deviendra le producteur d’Une femme sous influence, est peut-être celui qui a le mieux compris Marilyn. Qui n’a été ni impressionné ni méprisant, a cherché avec elle de nouveaux points d’ancrage. L’a présentée à Richard Avedon et a eu l’élégance de raconter en quoi cette rencontre a compté pour elle. Était l’intime de Joe et, pour ne pas le blesser, n’a publié qu’une photo du couple, en noir et blanc, où tous deux le regardent en riant une vraie relation à trois, un portrait de famille en somme. »

Musée Marilyn, d’Anne Savelli, Inculte, 2022.

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