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En lisant en écrivant : lectures versatiles #108

Gérard Gavarry alterne trois points de vue sur Jean-Pierre Léaud dans les cinquante-quatre textes de son livre. Dans les uns, l’auteur analyse le jeu de l’acteur. « Léaud met en scène des signes. Ce qu’il inscrit dans l’espace filmé par la caméra est une chorégraphie de signes. Pas de jeu distancié, néanmoins. » Dans les autres, il décrit dans l’ordre chronologique une ou plusieurs séquences de l’un de ses films (Les Quatre Cents Coups, Baisers volés, La Maman et la Putain, J’ai engagé un tueur, etc.), où l’acteur révèle une part de sa personnalité et de son talent. Il partage enfin une série de souvenirs personnels, de moments vécus aux côtés de Jean-Pierre Léaud. L’ensemble forme un portrait très juste et sensible de l’acteur.

Le cinéma de Léaud, Gérard Gavarry, P.O.L., 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




On a plaisir à retrouver d’un film à l’autre tel geste, telle mimique typiques du Léaud qu’on connaît : le bras qui s’élance pour ouvrir grand l’espace environnant, l’index qui se dresse, les hanches qui pivotent à l’improviste, ou un franc sourire par lequel tout à coup le visage s’éclaire. Mais on a plaisir aussi à reconnaître Léaud là où pourtant toutes les conditions sont remplies pour qu’il diffère de lui-même. Privé de l’usage de ses jambes, par exemple, comme le Louis XIV de Serra. Ou affichant une mine sinistre du début à la fin du film – le voit-on sourire une seule fois, dans J’ai engagé un tueur ?

Léaud à l’écran n’est pas sensuel. Il est physique, mais pas sensuel. C’est que le corps qu’il offre au regard voyeur de l’amateur de cinéma n’est jamais siège ni objet de désir, mais éventuellement corps-acteur reproduisant les signes du désir, comme il peut reproduire aussi ceux de l’emportement, de la joie, de la mélancolie, etc. Léaud met en scène des signes. Ce qu’il inscrit dans l’espace filmé par la caméra est une chorégraphie de signes.
Pas de jeu distancié, néanmoins. Si Léaud souvent en rajoute, bougeant quasi en acteur burlesque, et si toujours il parle comme un livre, il le fait avec trop de spontanéité pour que son personnage en soit moins immédiatement émouvant.

BAISERS VOLÉS
FRANÇOIS TRUFFAUT, 1

Recommandé par le père de Christine (Claude Jade), Antoine Doinel (Léaud) est embauché comme veilleur de nuit dans un petit hôtel parisien. À l’issue de sa première nuit sur place, il voit débouler à l’hôtel un vieux détective en gabardine et son client, un mari trompé. Le vieux détective sait y faire. Il a du bagou, du culot, grâce à quoi, jour et heure d’arrivée d’un certain couple, numéro de la chambre occupée par le couple, étage de la chambre, il obtient toutes les informations qu’il veut, et jusqu’à la complicité active du veilleur de nuit pour ouvrir la porte. Puis une fois les amants surpris en incontestable situation d’adultère, le détective se saisit du vase qui décore leur chambre et, tout en le mettant dans les mains du mari, il incite ce dernier à le balancer vigoureusement contre le mur.
À Doinel alors :
— Dépêchez-vous, dépêchez-vous ! Vous voyez bien qu’il va tout casser !
Le veilleur de nuit débutant s’exécute. Il dévale l’escalier pour gagner le tableau téléphonique de la réception et, toujours obéissant aux injonctions du détective qui l’a suivi, il appelle la police.
La scène est interprétée par tous les acteurs avec rythme et outrance, dans un esprit de comédie. Léaud notamment multiplie les mimiques affolées, les gestes brouillons, se hâte, se précipite même. Ainsi, comme il descend la spirale de l’escalier en courant, sur le point d’atteindre le rez-de-chaussée il glisse sur une marche et chancelle avant de se rétablir in extremis.

BAISERS VOLÉS
FRANÇOIS TRUFFAUT, 2

La chambre est petite, typique des ex-chambres de bonne devenues chambres d’étudiant dans les années 1950 1960 : fenêtre mansardée, paravent masquant à demi le lavabo, linoléum, plaque chauffante deux feux raccordée à une bombonne de gaz, etc. Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) est venue proposer au jeune Antoine Doinel (Léaud) de coucher avec lui, là, tout de suite, mais à une condition : qu’ensuite et quoi qu’il arrive ils ne se voient plus jamais. D’accord ?
Léaud accepte. Il est dans son lit, allongé sur le dos – la visible nudité des bras et des épaules semble impliquer celle du corps entier. Cependant, il tient la couverture remontée jusque sous le menton, l’air moitié ravi, moitié mort de trouille.

OUT 1
JACQUES RIVETTE

À un moment, dans Out 1, Colin/Léaud – il n’est plus muet, ou ne fait plus le muet – appelle sa mère depuis une cabine téléphonique. Suit une conversation – on n’entend pas la mère – que Léaud clôt par un banal « J’t’embrasse, maman. » Sauf qu’il le dit d’une traite, sans la virgule – « J’t’embrasse maman » –, comme si le substantif « maman » était COD du verbe et répondait à la question « Embrasser quoi ? »

(Souvenir de Pontigny, été 1958)

Les chambres comptaient chacune quatre lits, cinq pour la plus grande, à quoi s’ajoutaient six places dans une tente isolée sur le terrain vaguement herbeux qui entourait la villa. Les pensionnaires qui le souhaitaient étaient autorisés à y dormir de temps en temps, par roulement. Une aubaine : fini les relents de tuyauterie engorgée et les odeurs de vieille poussière, fini les portes, fini les murs, même plus de surveillance. Aussi la nuit venue, et une fois les lumières de la villa mises en veilleuse, les campeurs les plus audacieux se faufilaient hors de la tente et partaient faire un tour. Ils empruntaient des chemins de terre, se régalaient de fruits pas mûrs cueillis dans les jardins du voisinage, caillassaient des ombres, parlaient et riaient fort – Léaud pas le dernier –, pleins d’aplomb et comme ivres d’ainsi perturber la tranquillité de la nuit champêtre.

Godard un jour a déclaré qu’il verrait très bien Léaud en Britannicus, en Titus ou autre personnage de tragédie racinienne. Paradoxe – bien dans la manière de Godard –, vu que Léaud est par excellence un acteur Nouvelle Vague, et en tout cas un acteur dont l’image à l’écran inspire aussitôt le sentiment de son époque. Mais quand même, à l’appui du propos de Godard…
Rappel.
Plus d’un l’a souligné – outre Roland Barthes –, le théâtre classique français est un théâtre de paroles, non pas d’action. Théâtre immatériel par conséquent, surtout dans sa version tragédie : l’acteur tragique ne touche à rien ; il élève, ou aspire à élever son personnage au-dessus de sa condition d’être sensible, palpable et palpant.
En cela peut-être, oui, le jeu de Léaud rejoint le classicisme. Car c’est souvent qu’il frôle du bout des doigts un objet ou un épiderme au lieu de franchement le saisir ou franchement le caresser ; qu’il lance avec furia la main vers une cible qu’elle n’atteindra qu’en douceur ; qu’il amorce tel rapprochement, qu’il l’accomplit presque et soudain, stop… On le voit faire ça dans nombre des films où il a joué, dirigé par Truffaut, Godard, Eustache, Skolimowski, Kaurismäki, Serra ou d’autres – comme quoi ce n’est pas une consigne du metteur en scène, mais, prémédité ou pas, un élan de l’acteur Léaud.

De même que les aspirants chanteurs, les aspirants comédiens apprennent à placer leur voix. Celle-ci, leur dit-on, doit venir du ventre pour être bien timbrée et résonner au mieux. La voix que fait entendre Léaud dans les films vient-elle du ventre ? Pas du tout. Au contraire, il arrive qu’elle soit forcée, et qu’en essayant d’être plus sonore elle monte dans les aigus et devienne voix de tête – sans compter ce léger voile qu’elle a gardé de l’adolescence, comme d’une mue inachevée.

UNE AVENTURE DE BILLY THE KID
LUC MOULLET

Léaud/Billy le Kid vient d’attaquer la diligence. Il en a tué le conducteur et tous les passagers, et il s’apprête à ouvrir un premier sac de billets de banque. Assis en tailleur par terre, il avance les mains vers le sac mais, au moment où il va le toucher, ses bras ont un mouvement de recul en même temps que ses doigts s’écartent en éventail et se tendent, comme pour se dégourdir. Le geste est bref, à peine perceptible, mais il a lieu, c’est sûr – d’ailleurs pas du tout un geste auquel on aurait pu s’attendre de la part d’un bandit de western.

LA MAMAN ET LA PUTAIN
JEAN EUSTACHE, 1

On est dans un monde en noir et blanc depuis le début. Les rues de Saint- Germain-des-Prés sont en noir et blanc, les passants sont en noir et blanc, les 4L, les 404 et autres voitures de l’époque sont en noir et blanc, et en noir et blanc aussi les cafés (importants les cafés, dans La Maman et la putain, presque autant que le lit). Veronika (Françoise Lebrun) buvait un verre à la terrasse des Deux Magots quand Alexandre (Léaud) est passé par là. Ils se sont remarqués, ont peu après échangé trois mots sur le trottoir et là c’est le lendemain, ou le surlendemain, Veronika a rendez-vous au Flore avec une amie mais Alexandre se pointe avant l’amie. A lieu alors un long tête-à-tête, filmé presque en temps réel et tout en champ-contrechamp. Les deux interlocuteurs fument beaucoup et de la même manière, une cigarette plantée pile au milieu des lèvres et fumée exhalée rapidement, sans profonde aspiration. Ils parlent aussi beaucoup, surtout Alexandre qui vient à raconter l’histoire de couple dont il sort à peine (« lamentable », dira-t-il, employant le même mot que Belmondo dans À bout de souffle) : Gilberte l’aimait, il ne l’aimait pas – ou croyait ne pas l’aimer – ; elle lui apprend qu’elle est enceinte, il est furieux, s’en va, ressent tout à coup une grande tendresse pour elle et l’enfant qu’elle porte ; il fait alors demi-tour mais trop tard, elle est partie et d’ailleurs ne l’aime plus, ne veut plus le voir.
— J’aurais préféré qu’elle se suicide, dit Alexandre.
Et bientôt il conclut :
— Vous savez, le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous.
Le visage du parleur, du début à la f in de sa tirade, est filmé en gros plan fixe. Du coup, plus de place pour aucune autre partie du corps ni donc pour aucun geste, même pas celui – fréquent chez Léaud – de serrer le poing et d’en faire subitement jaillir un index sentencieux ; rien qu’un visage mobilisé par et pour la parole et la souffrance sentimentale qu’elle accompagne.

LA MAMAN ET LA PUTAIN
JEAN EUSTACHE, 2

On est chez Marie (Bernadette Lafont), dans sa chambre, en léger surplomb de son lit – soit un large matelas posé à même le sol. Alexandre/Léaud est couché sur le ventre, nu sans doute (on ne voit que son torse), cadré serré. Prenant appui sur le coude gauche, il se redresse juste assez pour tendre le bras droit vers la bouteille de whisky et le verre posés à côté du matelas. Il se sert, copieusement, puis rapprochant un second verre (qu’il fait ainsi entrer dans le champ), il l’emplit à son tour. Un léger zoom arrière élargit alors l’image et on comprend, à la vue de Veronika couchée auprès d’Alexandre, que le second verre est pour elle.

(Souvenir de Pontigny, été 1958)

Ce soir-là, sitôt le dîner terminé, les chaises du réfectoire avaient été transportées dehors et disposées en hémicycle dans l’herbe, face au recoin pauvrement gravillonné qui allait faire office de scène. Y eut-il un speech du directeur ? D’autres pensionnaires que Léaud participèrent-ils au spectacle ? Léaud lui-même commença-t-il par d’autres poètes que Banville et d’autres poèmes que celui-là ?… Seul persiste aujourd’hui dans la mémoire le moment où – grand geste halluciné en direction du gibet, regard fiévreux sur les pendus, souffle court, voix frémissante d’horreur – l’acteur débutant déclamait/mimait la célèbre ballade du Verger du roi Louis.

Le cinéma de Léaud, Gérard Gavarry, P.O.L., 2024.




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