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En lisant en écrivant : lectures versatiles #14

Une fois de plus Laurent Mauvignier prend le contre-pied de son livre précédent. Ce texte est un thriller psychologique rural qui se déroule en une seule nuit. Un huis clos, étouffant, dur, entre six personnes tiraillées par la haine. La femme, Marion, personnage central du roman, fait face à son passé et confronte deux mondes que tout oppose. C’est un livre étouffant, mais d’une grande finesse psychologique, où chaque personnage est ciselé et où chaque élément est conçu comme une brique prenant place dans un édifice dont on ne voit l’ensemble qu’à la dernière page.

Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier, Les Éditions de Minuit, 2020.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Ce soir, comme presque tous les soirs, il entend les pas dans l’escalier en somnolant devant des publicités, ou bien la météo, la télécommande à la main alors qu’il ne songe même pas à s’en servir pour changer de chaîne ou pour éteindre la télévision, ce qu’il pourrait faire car il sait ce qui va se passer, ce soir comme tous les soirs : Marion va descendre l’escalier et n’aura pas le geste qu’il attend, qu’il espère, alors qu’il sait, sans le moindre doute pourtant, qu’elle ne le lui donnera pas, comme si ça n’avait aucune importance pour elle, et c’est pourquoi il essaie de refouler cette légère douleur qu’il ressent, ce froissement, et puis c’est si court, un souffle, voilà, déjà fini, elle est passée à quelques mètres de lui et n’a pas eu ce mouvement de se retourner pour lui adresser la parole ou lui sourire. Ça le blesse un peu, une sensation froide qui lui traverse le corps, tapisse l’intérieur de la poitrine, mais il chasse cette sensation en se redressant et en laissant la télécommande glisser sur la table basse devant lui, et, comme on se jette à l’eau, souffle retenu, tout le corps requis pour ça, se soulever – il est vraiment gros maintenant, son souffle est trop court, il est surpris de voir comment avec l’âge son corps lui échappe aussi –, il comprend bien pourquoi elle ne se retourne pas sur lui, sur son corps trop lourd, sa chair gélatineuse presque rose et répugnante, sa chair obscène le dégoûte de lui-même, ce corps qu’il supporte avec mépris et consternation, et, alors qu’il approche de la cuisine, l’odeur de la fumée de cigarette envahit ses narines, parfumant tout le bas de la maison de la présence de Marion.
C’est la seule cigarette qu’elle s’autorise ici, en ouvrant la porte-fenêtre de la cuisine ; Ida est couchée, Marion se retrouve face à la table non débarrassée – les assiettes collantes de sauce avec les traces de pain, et puis les miettes, des taches, les verres sales, les fourchettes, couteaux, cuillères, les déchets, reliquats, pots de yaourts vides, de moutarde pas refermé, le bouchon du vin à côté de la bouteille, le tire-bouchon qui traîne, tout ça, il le sait, ça la fatigue car elle aussi travaille, elle aussi est fatiguée et bon dieu pourquoi, plutôt que de s’asseoir dans le canapé en attendant qu’elle raconte son histoire à sa fille, pourquoi, plutôt que de se vautrer devant la télé, il n’aiderait pas sa femme, lui qui a tant de fois répété qu’il serait prêt à tout pour elle, pourquoi alors, sans aller jusqu’à tout faire pour elle, il ne se contenterait pas de se lever et d’aller ranger la table, de la nettoyer, de mettre les assiettes et les verres et les couverts dans le lave-vaisselle plutôt que d’attendre que ce soit elle qui s’y colle, pourquoi il ne demande même pas si elle a besoin d’aide, comme si elle aurait pu ne pas apprécier qu’il débarrasse la table de temps en temps, plutôt qu’à rester comme il le fait sans jamais s’interroger sur les raisons qui le poussent à ne rien faire, comme si, parce que l’habitude avait été prise, on ne pouvait pas la remettre en question ou comme si, une fois encore, c’était histoire de faire allégeance à des survivances, des ombres, des rites, des coutumes traînant leurs vieux codes surannés et misogynes alors que lui, Patrice, est convaincu qu’il n’a rien à voir avec ça. Non, il ne se sent pas comme les vieux qu’il avait connus dans son enfance, ni même comme ses parents, comme sa mère elle-même, qui n’aurait jamais eu l’idée de travailler autre part qu’à la ferme de son mari ni de lui demander de débarrasser la table, de faire la vaisselle, quand elle aussi aurait pensé que c’était son travail à elle, que ce travail lui revenait parce qu’elle l’aurait jugé avilissant et dégradant pour un homme. Ça, non, Patrice n’y pense pas. Il s’assied tous les soirs, à l’heure du repas, dans la cuisine de son enfance, et, même entièrement refaite, on n’y peut rien, rien ne change dans le secret du temps, il ne suffit pas de rénover, retaper, cacher sous la peinture et la modernité, il y a toujours, qui affleurent, des relents d’une époque qu’on voudrait oublier. Il n’y pense pas, mais Bergogne fils imite Bergogne père, ou le prolonge en s’asseyant comme lui, en bout de table, comme il l’a vu faire toute sa vie.
Patrice avance maintenant jusqu’à la porte de la cuisine, où il sait qu’il trouvera sa femme en train de fumer, donc, mais peut-être aussi avec son casque sur les oreilles, car elle prétend que c’est pour ne pas le déranger devant la télévision qu’elle écoute de la musique au casque en faisant la vaisselle et en rangeant la cuisine ; mais lui ne la croit pas, il sait qu’en réalité c’est pour s’isoler de sa présence à lui, comme pour le prévenir qu’elle ne veut pas qu’il la dérange et pour trouver un moment dans lequel elle peut prolonger ce cher isolement qu’elle trouve dans sa voiture en rentrant du travail, et aussi dans le sommeil, comme elle le trouvera tout à l’heure. Il connaît tout ça par cœur, ce moment où il la voit de dos en train de balancer les assiettes dans le lave-vaisselle ou en lavant les plats à la main, sifflotant et chantant, n’ayant pas conscience sans doute qu’elle chantonne à voix presque haute dans la cuisine, et elle part dans sa tête en tirant sur sa clope, fermant presque les yeux, sourcils froncés, tout en sachant que Patrice est derrière elle, suffisamment loin cependant, pas dans la même pièce mais se tenant dans le cadre de la porte, et qu’il regarde ses cheveux dont la blondeur est rehaussée par des teintures une fois par mois chez le coiffeur, les boucles créoles, le pull léger qui laisse apparaître au ras du cou, comme une créature magique, le dessin d’un tatouage dont il ne voit ici que la partie émergée : des fils de fer barbelés découpés, comme une tresse d’épine, comme la couronne sur la figure ensanglantée du Christ. À chaque fois cette vision épouvante Patrice, comment elle, qui n’en parle jamais, a pu accepter qu’on lui inscrive une image pareille dans le dos, pourquoi ce tatouage, là où tant d’autres en ont de si jolis et originaux, maoris, fleuris, artistiques, alors qu’on sent que le sien a été fait par quelqu’un qui ne savait pas très bien son métier, à une époque où les femmes, surtout, ne se faisaient pas tatouer.
Presque tous les soirs se répètent les mêmes gestes, les mêmes actions insignifiantes et lentes, mécaniques presque, effectuées les unes après les autres sans qu’on les interroge ni les mette en doute – pourquoi faut-il qu’il décide de se brosser les dents avant de se mettre en pyjama et non l’inverse ? Pourquoi, comme tous les soirs, il prend le temps de se mettre à l’ordinateur du bureau dans le salon après que Marion a fini de ranger la cuisine et qu’il l’a vue monter se coucher ? Il sait qu’elle va se préparer, s’installer dans le lit et lire une demi-heure ou un peu moins, tombant de fatigue, ne trouvant parfois pas la force d’éteindre la lampe de son côté et laissant son livre ouvert tombé, presque échoué sur elle, à la hauteur de sa poitrine, comme si le sommeil l’avait prise à l’improviste, qu’elle n’avait pas pu lutter contre l’endormissement comme lui ne peut pas lutter tous les soirs contre ce besoin qu’il a, toujours, de se relever et d’aller pointer tous ses mails, pas seulement parmi ceux qu’il a reçus depuis déjà un moment – le nombre considérable auquel il n’a pas pris le temps de répondre –, mais les nouveaux, ceux qui vont exiger de lui un rendez-vous pour lui vendre du matériel agricole ou lui rappeler qu’il doit de l’argent, qu’on doit penser à vacciner les bêtes, à renouveler l’assurance de ceci ou de cela, car chaque jour déverse dans sa boîte électronique autant de messages qu’il doit vérifier pour ne pas s’étouffer avec dans son sommeil, et tous les soirs le temps qu’il y consacre lui sert, au moment où il coupe l’ordinateur, à se retrouver seul dans la maison – dans le couloir, là-haut, il ouvre la porte d’Ida et la retrouve endormie très profondément, les bras grands ouverts, le buste penché à deux doigts de tomber du lit, les jambes en ciseaux hors de la couette ; il prend le temps qu’il faut pour rassembler ce corps dont chaque membre semble vouloir se séparer du reste en courant dans le sens opposé de son pendant, et, au moment où il approche de sa chambre, il entend déjà le souffle lourd, long, presque un ronflement, le signe que Marion s’est endormie – parfois il se dépêche, n’ouvre pas l’ordinateur, laisse tout en plan, les relances des banques, la caisse de retraite, la comptabilité, et il file dans sa chambre dans l’espoir qu’elle ne dormira pas encore. »

Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier, Les Éditions de Minuit, 2020.

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