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En lisant en écrivant : lectures versatiles #34

Un conducteur de métro de la ligne 11 qui traverse du sud au nord la rive droite Parisienne, se met soudain à capter très distinctement les pensées, forcément secrètes, de ses passagers. Leurs souvenirs comme leurs fantasmes, leurs nobles sentiments comme leurs haines mesquines. « Ils ne me connaissent pas, ils ne me verront jamais, mon histoire jamais ne leur sera dévoilée quand je peux lire la leur comme dans un livre ouvert ». Il décrit, en douze haltes (comme les douze travaux d’Hercule) cette ligne qui est devenue son univers quotidien, dont il connaît en détails les moindres contours et particularités de chaque station. Une plongée dans l’imaginaire urbain et dans la multiplicité des peurs et des ­désirs de notre époque. Un voyage palpitant et poétique.

Châtelet-Lilas, de Sébastien Ortiz, Gallimard, 2021.

Extrait du texte à écouter sur Anchor




« 
V
RÉPUBLIQUE – GONCOURT

Dans le millefeuille de Paris, la 11 à République passe sous la 3, la 5, la 8 et la 9. Je marque plus longtemps l’arrêt quitte à accroître mon retard car les passagers en correspondance sont nombreux même en cette heure matinale.

Pas plus les cocotiers absents de la lointaine Afrique
Que la sève impatiente de mes amours obliques
Ne pourront jamais égaler le frisson magnétique
Du métro de Paris à la station République

Au milieu du quai, une femme d’une soixantaine d’années chante faux des chansonnettes d’un autre âge. Un homme passe devant elle, petit et ébouriffé. Une petite pancarte est accrochée dans son dos à la capuche de son anorak : « Jardinier cherche terrain fertile pour planter son bulbe. »

Je déclenche le bruiteur et le laisse sonner plus longuement que d’habitude afin de laisser une dernière chance aux retardataires. Un rasta à dreadlocks a juste le temps de se jeter dans la troisième voiture. Une petite blonde BCBG a moins de chance et rate le coche à une seconde près. Bi-coup. Je pousse le manipulateur et la rame s’immisce dans le tunnel. Ici, il est particulièrement ténébreux : l’éclairage de jalonnement semble défectueux et je m’attends à chaque instant, comme dans cette séquence du film Rêves de Kurosawa, à voir surgir de l’obscurité, partie immergée de l’iceberg dont le monument de la place serait la partie émergée, dans une sorte de brume, une armée de morts en marche, tous les combattants de la France, les mousquetaires au panache blanc, les grenadiers, les lanciers aux boutons de burgaudine, les dragons à crinière, les hussards en shako, les soldats de l’an II, les grognards avec leur nez et leurs oreilles encore gelés, les légionnaires, les carabiniers, les gardes nationaux, les tirailleurs sénégalais en chéchia, les goumiers marocains, les poilus de 14 en bleu horizon, les soldats des FFL – les troufions de tout acabit avançant en rang serré dans le tunnel, vêtus de loques, le pas saccadé, la démarche boiteuse, les yeux caves, la moitié du visage parfois arrachée, marchant sans but dans le tréfonds de la mémoire de Paris où est le métro, des cohortes de pauvres types passés à la trappe, plus ridicules que vraiment effrayants avec leur dégaine de morts-vivants de série B. La rame fonce sur eux sans états d’âme et, au moment où elle va les percuter, leur mirage se volatilise dans un crépitement bleuté et une légère odeur de poudre, comme si l’obscurité réclamait cet étrange bataillon de fantassins fantômes.

C’est parti pour la grimpette. Répu marque un palier. La voie suit le tracé linéaire de la rue du Faubourg-du-Temple, après quoi la ligne change de profil. Fini le plat : dès son passage sous le canal Saint-Martin la 11 commence à monter en rampe de quarante pour mille. C’est là que les pneus font la différence. Ce n’est pas un hasard si les premières rames pneumatiques ont d’abord été testées sur cette ligne. La MP 55 en l’occurrence. Ça ne nous rajeunit pas.

Les passagers sont toujours surpris par ce petit soulèvement semblable à l’engrènement d’un wagon de montagnes russes. Ceux qui ont conservé une âme d’enfant, selon l’expression consacrée, peuvent s’imaginer avoir pénétré sans le savoir sur une portion exotique du métro marquée « Attraction » sur le plan comme il y a inscrit « Funiculaire » à Montmartre. La rame monte et monte encore, et, sans crier gare, ayant atteint le point le plus élevé, elle plongera dans le vide et tous les passagers de pousser des hurlements avant la prochaine rampe qui mettra à mal leurs cervicales. Et ce sera ainsi jusqu’à Mairie des Lilas, des montées et des descentes, des cris et des larmes, l’adrénaline par litres entiers. Ils en auront pour leur argent les amateurs de sensations fortes ! Haut les cœurs ! Accrochez-vous à la barre ! Je prendrai un plaisir cruel à pousser le manipulateur à fond au moment où ils penseront leur calvaire achevé, et ce sera reparti pour un tour, à leur retourner l’estomac, à les faire se pisser dessus, me supplier d’arrêter la face cramoisie, les yeux révulsés. J’aimerais voir ça, c’est sans doute mon côté pervers qui ressort.

La plupart du temps, l’esprit des gens est accaparé par des détails insignifiants. Un cadre commercial prépare mentalement une réunion. Une dame se demande si elle a besoin d’acheter du lait ou s’il lui en reste suffisamment dans son frigo. Une autre pense qu’il va lui falloir sous peu faire réviser son chauffe-eau. Un homme a envie de fumer. Un étudiant en commerce repense à une vidéo stupide qu’il a vue sur YouTube. Un homme songe à s’acheter une nouvelle paire de chaussures.
Dans ces cas-là, je ne m’attarde pas. Je passe directement au sujet suivant. Ce n’est pas comme si je n’avais pas l’embarras du choix.

Dans la deuxième voiture, je perçois l’énervement d’une dame d’origine algérienne. Elle se rend dans le nord de Paris, comme chaque jour, pour y faire des ménages. Elle m’est familière. C’est une habituée. Elle est énervée parce que ça recommence avec le voisin et le cochon d’Inde. Les pensées se pressent dans sa tête. Ça donne à peu près ceci (je retranscris) : « Il prétend encore qu’Aladdin fait trop de boucan, qu’il l’empêche de dormir. Comme si un cochon d’Inde pouvait faire du bruit ! Ça n’aboie pas un cochon d’Inde, c’est tout petit. C’est pas comme son chien à lui, une belle saloperie si on me demande mon avis. Et puisqu’on parle de raffut, est-ce qu’on dit quelque chose quand il met la télé à fond à minuit et qu’on entend tout ? Tous les prétextes sont bons pour nous emmerder. Ça dure depuis des années. Il s’est plaint au gardien et à tous les locataires de l’immeuble. Il a placardé une affiche dan le hall. Il a voulu lancer une pétition et a écrit de HLM, à la mairie, à la préfecture, au commissariat. Le cochon d’Inde porterait atteinte à l’ordre public. Rien que ça ! Il est bon pour l’asile. Heureusement, personne ne le prend au sérieux. C’est comme pour le square en bas de l’immeuble. Il est persuadé que le square, il est à lui, que personne d’autre que lui n’a le droit d’y accéder. Pourquoi pas la rue et les trottoirs tant qu’il y est ? Il ne supporte pas que j’y emmène les petits pour jouer. Alors il prend encore le prétexte du pauvre Aladdin qui n’a rien demandé à personne. Il a été dire à la mairie que le cochon d’Inde grattait dans le bac à sable et y faisait ses crottes et que ça allait contaminer les enfants. Comme si c’était pas la même chose avec son horreur de clebs qu’il lâche comme ça, sans même le tenir en laisse ! Quand je pense qu’il est tout de même parvenu à me faire convoquer par les services sanitaires. J’y suis allée avec le carnet de vaccination d’Aladdin, avec tous les certificats, tous les papiers, et heureusement ils ont vu que j’étais en règle. Ça ne s’arrête jamais avec lui. Il surveille tout, il écoute tout. Il n’a personne, il vit tout seul. Il n’a que ça dans sa vie, épier les gens, jalouser leur vie et pour se venger les emmerder autant qu’il peut. Ce qu’il voudrait au fond, c’est nous voir plier bagages, moi, Hachem, les enfants et le cochon d’Inde. Il ne demande que ça. Ça lui ferait tellement plaisir. Je ne suis pas naïve, bien qu’Aladdin n’est qu’un prétexte. À travers lui, c’est nous qu’il voudrait voir partir, parce qu’on est arabes. Quand il dit que l’immeuble est à lui, que le square est à lui, c’est une façon de nous faire comprendre que la France est à lui, qu’il est chez lui et pas nous. C’est là le fond de l’affaire. C’est le racisme sur le dos du cochon d’Inde. »

Sans transition mon attention est à nouveau aimantée par la mère de famille divorcée. Elle est à la même place dans la rame, le regard perdu dans le vague. Elle continu de se souvenir de ses vacances lointaines à Pornic avec son fils. Elle se demande d’où lui viennent ces images insinuées dans les couloirs de son âme. Mais elles sont bien là, elles trouvent toujours le chemin adéquat pour venir pulser devant ses yeux comme une lampe stroboscopique. Dans la rue de la Source il y avait ce magasin d’un autre temps contre la vitrine sale duquel Thomas collait son front. Soldats de plomb, pompiers dans leur caserne, maquette de ferme avec son cheptel miniature, éolienne, botte de foin, garage à tourelles : tout un monde en réduction blotti contre la porte. Et de l’autre côté de la vitrine, des canevas de toutes les tailles et de tous les motifs, désuets comme des calendriers des PTT : des torrents dévalant des montagnes au sommet enneigé, de petits acrobates aux joues roses, des chatons jouant avec une pelote de laine, des voitures de sport, des bouquets de tulipes, des ballerines en tutu qui exerçaient sur Thomas un égal pouvoir d’attraction, si bien que sa grand-mère avait dû se résoudre à lui apprendre le point de croix. Un jour, celle-ci lui avait acheté un canevas représentant un galion mais Thomas n’avait pas eu la patience nécessaire et avait abandonné son ouvrage à mi-mât comme si une partie du navire devait à jamais rester dans les brumes. Quand elle s’en trouvait le courage, elle emmenait Thomas à la plage du Porteau. Les vacanciers s’y pressaient comme des mouches. Ça sentait le chichi et l’huile de bronzage. La glace à l’italienne s’enrubannait au kilomètre. La mer roulait ses turquoises entre les doigts du ciel, abandonnant derrière elle un glacis translucide où venaient refléter les mouettes. Des vagues très étales et très lentes mouraient au ralenti puis se superposaient à nouveau dans un feuilletage cristallin. À marée basse, Thomas pouvait avancer loin dans la mer sans perdre pied. Il aimait à s’allonger sur le ventre, laisser les vaguelettes lui couvrir gentiment le dos. Quand il en avait assez, il revenait s’installer sous le parasol. Il s’asseyait sur un coin de serviette et avec ses jumelles en plastique il essayait de déchiffrer l’immatriculation des bateaux de pêche colorés comme des boules de billard qui gagnaient la haute mer en roulant entre les vagues. Les chiffres et les lettres rongés par le sel se confondaient dans la distance. Thomas empoignait son épuisette et partait à l’assaut de la chair pileuse des rochers encore luisants d’écume, foulant de ses sandales en plastique le fond marin rendu au ciel. Il ne s’attardait que pour fouailler les trous d’eau à la recherche d’une crevette ou d’un petit poisson. Le plus souvent, il ne ramenait que des bernard-l’hermite agglutinés au fond de son seau. Passé la première stupeur, ils sortaient timidement de leur ermitage de calcaire, leurs pattes en cisaille d’abord, leur tête pointue ensuite, comme des griffes de chat désorientées cherchant à se constituer en patte. Ils parcouraient de manière désordonnée le fond de plastique bleu tapissé de grains de sable et d’éclats de coquillages sans plus prêter attention à la grosse tête d’enfant penchée sur leur destin d’agités. Avant de rentrer chez les grands-parents ils marchaient jusqu’à la jetée qui flanquait la plage et marquait l’entrée du port. Thomas s’amusait à énoncer à voix haute la graduation mystérieuse qui courait sur le béton… 86… 87… 88…… 110… 111. La symétrie du 111 l’ensorcelait. Après 114 ils étaient presque arrivés au sémaphore. Son socle blanc était couvert d’inscriptions amoureuses, de cœurs éternels. Le vent soufflait à leurs oreilles. Au retour, Thomas grimpait sur le muret. Elle lui agrippait la main de peur qu’il ne tombe dans l’eau qui, six bons mètres en contrebas, noircissait la jetée d’une barbe de moules et d’huîtres. Dans l’écume s’entremêlaient les flotteurs à la dérive, les cordages et les bouteilles en plastique. C’est un monde lointain, se dit-elle, que celui des mouettes et des jetées, des rochers découverts par le jusant, de l’odeur du vent et du défilé des bateaux de pêcheurs dans le chenal salués de la main par un petit garçon si docile, son fils, son fils qui, quand ils ne sortaient pas, passait de longs moments dans le jardin des grands-parents. Les gueules-de-loup avaient sa préférence. La grand-mère l’autorisait à recueillir celles qui étaient tombées à terre mais uniquement celles-là. Elle observait Thomas ramassant précieusement les petites têtes feutrées. Certaines étaient jaunes, d’autres pourpres, roses ou mouchetées. Il s’en faisait des marionnettes en les pinçant entre le pouce et l’index, ce qui avait pour effet d’ouvrir leur mufle. Il semblait les faire lui raconter les dernières histoires en cours dans le jardin. Coupées, leur peau de velours se fanait très vite. Aussi Thomas trichait-il parfois et le surprenait-on arrachant les fleurs des tiges, puis il prétextait auprès de sa grand-mère qu’un coup de vent les avait fait choir. »

Châtelet-Lilas, de Sébastien Ortiz, Gallimard, 2021.

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