| Accueil
Des pierres au lieu des corps

« « La ville », a écrit un des pères de la sociologie américaine, « est quelque chose de plus qu’un simple agglomérat d’individus et de moyens sociaux – rues, édifices, lumières, tramway, téléphones, etc. ; quelque chose de plus qu’une simple constellation d’institutions et d’appareils administratifs – cours de justice, hôpitaux, écoles, police et fonctionnaires civils de genres variés. La ville est plutôt un état d’âme. » Cet état d’âme ne flotte pas sur les structures matérielles comme une atmosphère impalpable : elle vit au contraire dans les pierres ; elle est leur voix. Tout, dans la ville, n’est qu’état d’âme parce que dans la ville, les pierres elles-mêmes ont la parole. Ce que nous appelons ville n’est rien d’autre que cet espace métaphysique dans lequel les hommes et les pierres semblent s’échanger leurs attributs. En effet, selon une ancienne tradition, les citoyens sont des « pierres vivantes », eux-mêmes palais, édifices vivants, corps réel de la ville. Mais ce mouvement qui transforme les hommes en pierre est tel que les pierres se transforment à leur tour en esprit pour devenir « l’esprit minéral » de la communauté. Une ville est, à la lettre, le lieu dans lequel les pierres peuvent acquérir la faculté humaine par excellence, le chant : les pierres d’une ville, comme on a pu le voir, chantent l’histoire, indiquent les dieux, dictent la loi, redoublent la ville dans son image même, ou, plus banalement, nous parlent des choses de la vie quotidienne – les marchandises. »

Emanuele Coccia, Le Bien dans les choses, Payot, Rivages, 2013.

« Vendredi, comme le rappelle Marie Cosnay, dans son texte La cruauté qui vient, alors qu’il neige ou presque à Paris, sous le pont, porte de la Chapelle, la mairie fait installer de grosses pierres. Ainsi les personnes sans refuge ne pourront plus s’allonger, s’allonger les uns contre les autres, pour se tenir un peu chaud, sous ce pauvre abri qu’est le pont. Même pas un pont. Même pas les corps contre les corps. Des pierres au lieu des corps. »

Photographie du Collectif « Solidarité migrants Wilson » aux abords du Centre humanitaire de la porte de La Chapelle

Le centre humanitaire de la porte de La Chapelle attribue des rendez vous pour une prise en charge des exilés primo arrivants, pour éviter la cohue à l’entrée du centre. Les personnes bénéficie d’un accueil de jour mais doivent attendre 3 à 4 jours en dormant dehors.

« En attendant de pouvoir entrer dans le centre humanitaire, rapporte le Collectif Solidarité Migrants Wilson et le Collectif P’tit Dej’ à Flandre, les personnes s’abritaient sous le pont de la porte de La Chapelle ce qui les protégeaient de la pluie, mais pas du vent, les personnes pouvaient se blottir les unes aux autres pour se tenir un peu chaud.

Vendredi soir le collectif Solidarité Wilson qui distribue des petits déjeuners près du centre humanitaire [1] a signalé avec effroi que d’énormes pierres avaient été placés sont ce pont de la Chapelle, boulevard Ney, pour les empêcher d’y dormir.

Photographie du Collectif « Solidarité migrants Wilson » aux abords du Centre humanitaire de la porte de La Chapelle

En voyant ces images j’ai pensé à cette œuvre insolite Les Rochers dans le ciel de l’artiste français Didier Marcel, découverte il y a plus de trois ans lors de l’inauguration de la place Farhat-Hached, située en début de l’avenue de France, en bordure des boulevards des Maréchaux. Le quartier est encore aujourd’hui en profonde rénovation suite à la couverture des lignes de chemins de fer de la gare d’Austerlitz et la construction de nouveaux immeubles entre l’avenue de France et les bords de Seine. Le nom de la place honore le syndicaliste Tunisien Farhat Hached (1914-1952), assassiné par le SDECE, un service de renseignements français.

Portrait du syndicaliste Tunisien Farhat Hached par l’artiste tunisien Mehdi Bouanani, alias DaBro

Les Rochers dans le ciel est une œuvre en cinq épreuves en résine polyester obtenues par moulage de blocs de calcaire bruts d’une masse de 4 à 5 tonnes, extraits directement d’une carrière. L’irréalité de la situation est accentuée par le flottement de ces masses prosaïques sur des mâts fins d’une hauteur de 7 mètres, au fini noir brillant, qui perturbent la perception de la gravité.

L’œuvre occupe un terre-plein sur la place à côté de l’arrêt Avenue de France de la ligne de tramway T3a, au sud-est du 13e arrondissement de Paris. Selon l’auteur, l’œuvre est inspirée d’une photographie qu’il a réalisée au bord d’une route près de Bourges en 2000, sur laquelle des nuages bas se déplaçaient sur la plaine.

Les Rochers dans le ciel construisent une transition progressive entre le paysage et les bâtiments. Quand on arrive sur la place, les premiers rochers se détachent en contre-plongée sur fond de ciel, dans leur dimension spectaculaire. Ils accompagnent ainsi le cheminement du promeneur jusqu’à la station de tramway Porte de France.

« L’œuvre de Didier Marcel, peut-on lire dans la monographie sur l’artiste publiée aux éditions du réel, interroge les rapports entre nature et culture et explore les liens de l’homme à son environnement. Son travail emploie des éléments qui nous rapproche de la nature tout en restant insolites, je pense dit-il, que l’art constitue un écart avec le réel, une forme d’artefact, qui a pour vocation de faire surgir la puissance évocatrice des choses que l’on observe. Créer, c’est mettre en œuvre et en évidence cet écart à différents niveaux : réaliser un moulage en est un, opérer un redressement constitue une deuxième étape. Il est donc bien question de la place des choses. »

Les Rochers dans le ciel, de Didier Marcel

L’art a bien pour vocation de faire surgir la puissance évocatrice des choses que l’on observe. En regardant ces pierres de la Porte de la Chapelle déposées à la hâte, pour empêcher que les exilés dorment à proximité du Centre d’hébergement, je me souviens que le monde entier est un cactus et que ces pierres forment un mur intérieur qui n’est pas si différent de celui que prépare Donald Trump à la frontière des États-Unis et du Mexique : « Le mobilier urbain s’équipe en effet depuis plusieurs années déjà, de tout un arsenal d’options qui visent à chasser les SDF des trottoirs, des porches et autres devantures d’immeubles : barres ou piques métalliques, jardin de cactus... »

Depuis la pose de la première pierre, Judith Gueyfier tient le Journal des pierres (textes et dessins) pour Encrages.

Dessin de Judith Gueyfier

Samedi 25 février, une dizaine de tailleurs de pierres ont déplacé ces blocs mis en place par la mairie de Paris.

« L’objectif ? Nous souhaitions intervenir sur ces blocs afin de laisser de l’espace aux personnes sur place mais aussi de les sculpter pour le symbole", précise Fred Thibault dans le journal L’Express. « L’idée était de graver les pierres pour donner du sens à ce tas de cailloux en inscrivant par exemple des noms de personnes décédées en mer ou des citations », poursuit Fred Thibault. »

Jane Sautière, auteur [2], était présente sur les lieux et décrit la scène avec émotion et justesse :

« Savoir que faire, ce n’est pas si simple, mais vouloir faire, oui. Que ça cesse, qu’on soit là avec ces personnes qui sont considérées comme de si peu qu’on puisse les éconduire en mettant des pierres sur leur chemin. Alors, nous sommes là et nous regardons les hommes du métier, les tailleurs de pierre qui se sont mis au boulot. Les gestes, comme ils savent faire, comme on aide ces gros blocs à se mouvoir, les chemins qu’on leur fait, les apprêts qu’on leur donne pour pouvoir les graver. Quelque chose bouge, comme ils l’avaient dit la pierre hostile redevient tout doucement la pierre belle.

Les réfugiés sont là, leurs affaires dans les gros ballots à côté du chantier. Mille fois ils disent merci. On occupe leur lieu avec eux, un petit morceau de chez nous, pour une fois. Et puis, il y a cet homme qui est né en Iran, comme moi, qui dit être tailleur de pierre, qui s’est approché et à qui ces hommes ont confié solennellement les outils dont je ne suis même pas capable de dire le nom, mais qui sont leurs biens précieux. Et il a fait sa part. Dans le même mouvement qui fait bouger les pierres, la même impulsion, un homme qui était un réfugié est redevenu un tailleur de pierre.
Et puis, il y avait cette jeune femme, qui, comme une dresseuse d’éléphant s’est emparée de la plus grosse pierre et ça touchait les réfugiés, ils voulaient l’aider, mais elle faisait mieux. Et on étaient si fières, nous, les manchotes, qu’elle soit là pour nous, pour nous mettre dans ce mouvement là, fort et doux. Peut-être les pierres savent pleurer de tendresse. On n’a pas fini. La police nous a demandé si on avait une autorisation pour faire ce qu’on faisait. On n’avait pas. On va la chercher cette autorisation, chez ceux qui peuvent la donner ou chez ceux qui nous disaient merci. On sera autorisés. »

Photographies de Léopold Lambert.

Et l’image de la pierre cachée à l’intérieur de la boule de neige de Dargelos lancée en direction de Paul remonte à la surface de ma mémoire. Sans doute est-ce le froid qui m’y fait penser. Et la douleur aussi. Il est trop tard, Paul ne peut l’esquiver et cette boule va lui étoiler le cœur.

Nous ne voyons que ce geste. Ce geste immense. Des pierres au lieu des corps.

« ...Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide. Il devine Dargelos sur une espèce d’estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. Il gisait par terre. Un flot de sang échappé de la bouche barbouillait son menton et son cou, imbibait la neige ... »

 [3]

[2Station (entre les lignes), éditions Verticales

[3Les enfants terribles, Jean Cocteau


LIMINAIRE le 17/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube