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Sable et solde | 34

Ces nuages là-bas ont crevé ici, dans l’heure qui vient de s’écouler.

En sortant de chez moi avec Caroline, notre immeuble est situé en retrait de la rue, qui sans être très passante est tout de même bruyante, ce qui nous protège de son agitation urbaine et de ses bruits réguliers, il nous faut emprunter une longue allée droite avec un tout petit trottoir qui permet d’isoler le piéton des voitures qui viennent se garer dans le parking souterrain, sous l’immeuble. Nous avancions donc d’un même pas, et je racontais à Caroline, absente la veille au soir, qu’Alice et moi nous avions entendus dans la nuit un bruit très étrange, celui d’une femme, une vieille femme, qui s’était cognée, sans doute contre un meuble qu’elle n’avait pas vu, le choc lui avait fait très mal, car elle avait poussé un cri horrible qui a déchiré le silence de l’immeuble à cette heure tardive. Elle est tombée dans le mouvement qui a suivi ce choc, cette douleur a dû la déséquilibrer, où pet-être avançait-elle dans son appartement sans lumière, dans le noir de la pièce, car nous avons entendu juste après son cri déchirant, un autre cri encore plus violent après le bruit sourd, pesant, de son corps tombant de tout son poids sur le sol de son appartement, un râle de douleur, aigu, poignant dans sa violence. Le silence qui a suivi était d’une rare intensité. Alice et moi en avions le cœur battant, ce dont nous nous sommes rendus compte le lendemain matin en évoquant chacun ce cri que nous avions entendus chacun de notre côté, elle dans sa chambre et moi dans le salon.

Je racontais donc à Caroline ce qui s’était passé la veille, le bruit de la chute, la douleur de cette vieille femme, et le cri qui a suivi, nous marchions côte à côte, heureux de cet instant partagé, même bref, juste avant de nous séparer à nouveau (je devais aller prendre des photos à Denfert-Rochereau, elle avait rendez-vous avec ses amies) et nous remontions donc l’allée de notre immeuble, proches désormais de la grande grille d’entrée qui s’ouvre automatiquement pour les voitures qui entrent se garer, et dans laquelle une porte battante a été réservée à l’intérieur pour laisser sortir les habitants sans ouvrir à chaque fois les deux grands battants de la grille. J’étais en train de tenter de définir la force du cri entendu, et l’émotion ressentie à distance, en aveugle, tentant de deviner ce qui se passait juste au-dessus de ma tête, la nature du choc, la violence de l’incident, vivant par procuration la souffrance de cette femme qui n’avait pu retenir son cri, et qui avait dû tomber juste après, déstabilisée par la douleur, une brève perte de conscience, un malaise passager. J’essayais de mettre des mots sur cette douleur, de décrire le cri que j’avais entendu lorsque nous sommes arrivés devant la grille et qu’un homme est passé juste derrière les barreaux de la porte et s’est mis à crier de toutes ses forces, un cri rauque, désespéré, angoissant. Cet homme avait les cheveux longs bruns, hirsutes et sales, portait une longue vareuse marron en piteux état, une barbe noire mangeait son visage sale, ses yeux écartés, son regard noir, perdu dans le lointain, pupilles dilatées. Il a crié une phrase dont nous n’avons pas compris le sens, qui ne nous était pas destiné, puis il a continué son chemin sur le trottoir sans nous regarder, continuant à crier de manière intempestive tous les dix mètres. Son cri nous a fait sursauter, invalidant la définition que je tentais de donner du cri entendu la veille, tout en nous imposant sa version, si juste tout à coup, un cri exemplaire, en tel accord avec ce que j’avais entendu qu’il prit soudain, sonore, toute sa place, me soufflant, me laissant interdit, sans voix.

En 1966, Antonioni adaptait la nouvelle de Cortázar Les fils de la vierge et filmait dans Blow-Up un photographe de mode qui, développant et agrandissant ses clichés d’un couple amoureux surpris dans un parc, fait apparaître l’indice d’un meurtre. Brian De Palma réalise quinze ans plus tard, avec Blow Out une sorte de remake dans lequel la photographie est remplacée par la phonographie, le protagoniste étant cette fois un bruiteur et preneur de son. Ce qui, au-delà de l’enquête, sera dès lors le nœud de l’intrigue, c’est la fabrique même du cinéma, le cinéma parle ici de lui-même, de l’improbable synchronie de l’image et du son, une formidable tragédie sur nos plus profondes défaillances et relecture du mythe d’Orphée et d’Eurydice.

Les premières images de Blow Out forment un faux prologue. Un film dans le film. L’impression d’être dans un film d’horreur flirtant avec un érotisme bon marché : l’ombre d’un maniaque rôde dans une résidence pour jeunes filles, et finit par s’approcher de l’une d’elles, nue sous sa douche. Dans cette citation presque littérale de Psycho, on voit le bras de l’assassin qui écarte le rideau de plastique, la main qui brandit le couteau meurtrier et, enfin, le visage de la victime qui pousse un cri... Mais le cri de la jeune fille dans cette séquence n’est pas convaincant du tout, il faut en dénicher un meilleur. Le film raconte cette quête désespérée. Qu’est-ce qui se joue dans la discordance du son et de l’image ? Quels sont les passages secrets de l’audible au visible ?

Bande son de la fin du film de Brian De Palma :




À la fin du film, Jack Terry, le preneur de son, se méfie et cache un micro sur Sally pour prouver la culpabilité de Burke qui se fait passer pour Frank Donohue auprès de la jeune femme. Il court à sa poursuite mais la perd dans le métro. Burke détruit le film et entraîne Sally à l’écart. Jack ne peut entendre à distance, impuissant, que les cris épouvantés de la jeune femme. Il est trop tard pour Sally mais Jack parvient à tuer Burke. Plus tard, au studio, il fournira à son patron, pour les besoins du film de série B. sur lequel il travaille, un authentique hurlement de terreur. Ça c’est un cri, dit-il en se bouchant les oreilles. C’est le hurlement de la mort en son synchrone. C’est le cri de terreur que recèle l’accident de la coïncidence parfaite. Le son colle enfin à l’image, synchronisé à mort, c’est alors que tout se renverse et se retourne dans l’infini du différé, dans la perte et le deuil.

Christophe Grossi me rappelle au souvenir de cette très belle chanson de Dominique A. : Parfois j’entends des cris.

Parfois j’entends des cris ça monte du dehors Toujours quand il fait nuit j’attends puis me rendors Et je ne vais pas voir je ne veux rien savoir Je fixe la fenêtre, j’attends que ça s’arrête

Parfois j’entends des cris souvent ça me réveille Parfois j’ai pas sommeil et j’écoute la nuit J’écoute les moteurs et les voitures qui freinent Et au son des sirènes j’entends battre mon cœur...

Photographie Planche-contact du dimanche 14 octobre 2012, à 18h45, Rue Lafayette, Paris 10ème.

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