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Là mais où, comment ?

Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leur cicatrice.

La jetée, Chris Marker

Café. Bruits de tasses en faïence qui s’entrechoquent. La vapeur du percolateur qui efface un temps bref toutes les conversations, leur brouhaha, en signe d’improbation. Invitation au départ comme un lointain souvenir du panache blanc des locomotives d’antan à vapeur dans les gares. Beaucoup de monde dans le café ce matin. Affluence. Certains mots des conversations ressortent. Linge. Ardeur. Désastre. Famille. Protection. Trottoir. Chanson. Parfois une phrase complète parvient jusqu’à nous. Pourtant, je finis toujours par les dissuader. Mais c’est presque impossible de coordonner les mouvements des deux mains. Cette nuit-là j’ai refait mon cauchemar des trains. La circulation alternées des voitures, leurs moteurs en sourdines, assonant. Derrière les vitres du café, recouvertes de lettres majuscules qui se lisent à l’envers, le menu s’affiche sur la vitre écrit un peu de biais au blanc d’Espagne. Le mouvement mécanique des passants qui marchent d’un bon pas, tête baissée. L’odeur du café masquée peu à peu par les effluves des aliments que le cuistot prépare pour confectionner ses plats du jour. Agitation en cuisine, ça coupe, ça tranche, ça cisaille menu menu, ça mandoline en musique. La voix du chef dans un staccato de couteaux affutés. Table en Formica, bords en bois. Chaises et fauteuils de simili-cuir bordeaux à l’assise usée par le temps. Une musique de fond dont on ne perçoit que les infra-basses.

Un refrain parfois parvient jusqu’à nous, se fait reconnaître, trotte un instant dans la tête avant de disparaître, mémoire vacillante, volute de fumée.

La télévision est allumée mais sans le son. Kaléidoscope d’images d’actualité diffusées en boucle depuis le matin que les clients suivent d’un œil distrait, morne. Toujours les mêmes séquences, les mêmes images, on imagine les commentaires plaqués dessus, seules les légères inflexions de voix du présentateur laissent place à l’imagination, mais le son coupé, l’attention se porte alors sur les messages défilant en continu en bas de l’écran, ersatz de sous-titres de ce que le présentateur évoque ou légende en filigrane de ces informations stéréotypées, répétées pour en extraire puis en traduire avant d’en effacer toute la violence, la surprise, la vigueur, et parfois la beauté. Un peu à droite de la machine à café, une horloge ancienne (des années 70 ?) indique l’heure d’hiver. Dans quelques mois il sera pas devenu inutile de la remonter, elle se remettra à l’heure toute seule pour les six mois prochains.

Dans les cafés à la mode, le serveur d’antan en chemise blanche et uniforme noir, a depuis longtemps été remplacé par de jeunes étudiants en recherche d’emploi ou des intermittents. Pourtant, dans ce café de quartier, sans prétention, c’est une jeune femme, une étudiante sans doute, aux longs cheveux blonds vénitiens qui bouclent le long de son dos, imposante crinière qui ne la gêne pas dans ses mouvements. De nombreux consommateurs observent discrètement ses allées et venues désinvoltes, le mouvement ondoyant et naturel de son corps entre les meubles.

Çà ne dépend pas de la volonté.

Trois habitués, deux hommes, Régis et Lalo, une femme qui se fait appeler Nelly mais dont le quartier sait qu’elle se prénomme Liliane, discutent au comptoir. Aux deux extrémités du zinc. Les deux hommes parlent ensemble (la météo, les informations, les résultats sportifs, la politique, tout y passe). La femme, Nelly, attend quelqu’un qui ne vient pas. Qui ne viendra jamais, disent les mauvaises langues, avant qu’elle arrive. À chaque fois que la jeune serveuse repasse derrière le comptoir, Régis lui adresse la parole, un mot, une plaisanterie, une provocation, tandis que Nelly, assise à l’autre bout, au niveau de la caisse enregistreuse, reste silencieuse mais la surveille du regard sans raison.

La jeune femme au comptoir s’affaire entre deux clients sous le regard de son patron qui discute flegmatique avec les deux habitués en essuyant un verre à pied depuis cinq minutes. De son écriture déliée, elle reproduit à la craie, sur les tableaux d’ardoise, le menu transmis par le cuisinier. Elle sert les commandes occasionnelles avant le coup de feu qui n’interviendra pas avant une heure. L’attente avant l’effervescence. Derniers préparatifs. Elle aime bien cette activité qu’elle préfère à la vacuité des heures creuses qui lui fichent le bourdon, même si c’est plus fatigant, tout le temps debout, à courir à droite à gauche, elle ne pense à rien.

Lorsque l’incorrigible Lalo s’adresse à elle pour lui lancer une pique, lui faire une remarque, elle se retourne vers lui, vers eux, Régis lui donne toujours raison, les fusille du regard d’un air grave qui cherche à être méchant puis elle sourit en s’éloignant tout en leur glissant au passage un coup bas, une remarque assassine, un bon mot qu’ils mettent un moment à comprendre, auquel ils tardent à répondre car ils l’entendent au dernier moment, quand elle passe à leur hauteur en coup de vent, avant de pouvoir supporter un nouvel assaut de leur part.

J’ai mes habitudes dans ce café. J’y viens tous les jours en toute discrétion. Personne ne me remarque vraiment, je suis transparent. J’entre, je salue poliment l’assemblée d’un vague signe de tête et m’assoie à l’entrée près de la vitre. Toujours à la même place. La première fois que je suis entré c’était par hasard, je n’habite pas vraiment le quartier, je me promenais, un orage menaçait en noircissant le ciel de ses nuages sombres, j’ai pris peur, j’ai pensé que je n’aurais pas le temps de rentrer chez moi assez vite, du coup je me suis abrité dans le premier café croisé, ce fut celui-ci, le café Central ou depuis lors je reviens régulièrement.

Je reviens pour Anaïs, c’est le nom de la serveuse. Dès que je l’ai vue quelque chose de profond s’est modifié en moi, un renversement brutal des perspectives. Je ne voyais pas comment l’aborder, j’ai pensé le plus simple c’est de laisser faire le quotidien, à force de venir au café, elle finira bien par me remarquer.

Un couple vient de s’asseoir près de l’entrée, derrière la vitre qui donne sur rue. Elle enlève sa veste en cuir, la pose délicatement sur le revers de sa chaise. Il garde son blouson. Elle lui demande s’il n’a pas chaud, il répond non, pas tout de suite.

La serveuse tarde à venir les voir, car elle termine de dresser une table au fond du café, c’est l’heure de placer les couverts pour le service du midi. Elle s’approche du couple avec un sourire discret, les salut poliment. Ils répondent en chœur à son bonjour. Un café, lance l’homme en fixant sa femme d’un air pressant, menton légèrement levé vers elle, accusateur. Et toi ? Elle hésite. Il fait chaud, elle paraît étonnée par le choix de son compagnon. Dans un premier mouvement elle voulait dire Coca Cola, car elle a besoin de se rafraîchir, de se désaltérer, mais elle ne veut pas le contredire, elle sait que c’est idiot. Vous avez quoi comme thé ? demande-t-elle pour gagner du temps. L’homme soupire, la serveuse fait semblant de ne pas l’entendre, se retourne mécaniquement vers le comptoir comme si elle y cherchait une indication ou de l’aide pouvant lui rappeler la liste des thés. Thé vert, Rooibos, Earl Grey, Jasmin ou bien de l’infusion. La femme opte finalement pour un thé vert. C’est désaltérant le thé, se dit-elle pour se justifier. La commande notée, la serveuse retourne derrière le comptoir pour préparer les boissons de ses clients. Bruit assourdissant de la machine à café. Nuage de vapeur chaude pour le thé.

La jeune femme dresse sur un large plateau circulaire, tasses, sucre en morceau et petites cuillères en inox. Gestes mécaniques et cliquetis musicaux. Elle apporte la commande sans traîner. Attention, c’est chaud. Le couple interrompt subitement sa conversation, la phrase de la femme reste en suspens, une frontière se dresse entre eux. Le couple attend que la serveuse s’éloigne pour se remettre à parler. Mais quelque chose est cassée, le fil ténu de la conversation est rompu, un temps, il va vite reprendre en apparence, dès que la serveuse aura le dos tourné, comme si l’on attendait son départ pour se remettre à parler normalement, sans chuchoter, à voix basse, mais plus rien ne sera plus comme avant. Ils le savent bien tous les deux. Trop tard.

Là mais où, comment ?

Les détails du carrelage au sol, une mosaïque de tesselles octogonales dans un camaïeu de marron et de beige, du gris brun au gris jaunâtre, que l’on fixe dans l’attente gênée, l’embarras de ne pas savoir où laisser porter son regard. On ne peut tout de même pas fermer les yeux. Si l’on s’y risque un court instant, tous les bruits du café, derrière la vitre comme à l’intérieur, s’invitent en vous et vous envahissent. Tout se mêle, indistinct, dans un brouillard de sons variés, évasifs, dont la provenance évanescente vous égare.

Le couple commence des phrases qu’ils ne finissent pas, les reproches font mouche, blessent ou agacent l’autre. Chassé-croisé d’invectives et de silences pesants. De remords et d’incertitudes.

La jeune femme pose soudain sa main sur celle de son compagnon, provoquant un léger mouvement de retrait, de sursaut gêné, surpris par son geste, l’intimité de cette caresse pourtant anodine, sans intention véritable, ni tendresse particulière ou attention appuyée, et qui prend du coup des proportions déplacées, l’homme est tendu mais il fait l’effort de ne pas trop le montrer, sa main reste maintenue sans bouger sous celle de sa femme plus légère cependant qu’une plume, mais dont il sent peser la paume lisse et froide tel un oppressant couvercle. Il prétexte un mouvement de la main, porter la tasse à sa bouche pour boire le fond de son café dont il ne reste qu’une goutte, mais comment pourrait-elle le savoir ? pour se dégager de l’emprise passagère de sa femme qui le met mal à l’aise. Elle relève le buste, redresse la tête avant de se détourner et de faire semblant de regarder un passant qui marche d’un bon pas sur le trottoir de l’autre côté de la rue. Une camionnette blanche passe au même instant, un vélo gris, deux voitures bleu. Un 27. Elle s’étonne de le voir circuler à cet endroit. Tu savais que le bus desservait cette rue, lui demande-t-elle pour changer de conversation, détourner momentanément l’attention de son mari.

Je suis distrait par leur manège, d’où je suis assis, une table derrière eux, l’homme me tourne le dos, j’aperçois de temps en temps le visage de sa femme lorsqu’elle se penche un peu vers la vitre ou l’intérieur du café, quand elle se gratte sous le genou gauche, sans doute à cause d’une piqure de moustique qui la démange depuis qu’elle est entrée dans le café, apparition fugitive, à peine le temps de me rendre compte si elle me voit, si elle m’a vu. Je crois la connaître. Son visage doux m’est familier. Ses cheveux blonds sont bouclés mais relevés en chignons, quelques mèches folles s’échappent négligemment de sa coiffure, sans doute à cause du vent. Un front bombé, des lèvres naturellement rouge.

J’écoute ce qu’ils se disent, mais le retrait de ma position décalée par rapport à eux, m’empêche de saisir l’ensemble de leurs propos, suivre leur conversation animée. Une tension apparente entre eux. Des bribes de mots me parviennent en lambeaux, tissus dont il m’est difficile de tisser un récit compréhensible.

J’entends parler de retard, de manque de considération, de tendresse, de fatigue. Il lui répète plusieurs fois que ce n’est pas le lieu pour discuter ainsi de leur intimité, elle lui répond un peu vive, qu’ils n’ont plus d’intimité. J’imagine que ses joues sont devenues rouge. Je ne peux pas le voir, mais je le devine à sa respiration qui s’est accélérée au moment où elle lui a décoché cette flèche inattendue. Ce n’est pas vrai, rétorque-t-il énervé. Elle ne peut s’empêcher de le contredire en lui répondant qu’ils n’ont pas fait l’amour depuis plusieurs mois. Elle connaît son point faible, ce qui peut l’atteindre ou le vexer. Je n’entends pas ce qu’il lui répond, ses mots brusquement inaudibles, couverts par le choc brutal du verre d’eau qu’il vient de renverser par mégarde d’un geste vif et précipité. Son verre d’eau roule sur le Formica de la table ronde, mais il parvient in extremis à l’empêcher à se briser au sol sur le carrelage du café.

La jeune femme ne peut se retenir de pousser un cri de surprise qui se coince crissant dans sa gorge, s’y étouffe. L’eau qui stagnait au fond du verre se renverse brutalement sur la table, formant un phylactère humide, une minuscule flaque dans laquelle se reflète les lumières du café. Elle s’en veut d’avoir poussé ce cri, elle sait que ses sautes d’humeur comme ses jugements hâtifs l’énervent, mais elle n’y peut rien, c’est elle, sa nature il l’a connaît pourtant. Elle ne va pas changer maintenant. Il ne va pas encore une fois parvenir à la faire culpabiliser pour une faute qu’il a commise, comme il en a trop souvent l’habitude de lui en faire le reproche. Il se trompe de chemin en voiture, c’est de ma faute, car je ne lui ai pas dit qu’il fallait tourner au bon moment. Il a raté la cuisson d’un plat, j’aurais dû lui imprimer la recette au préalable.

Ils restent immobiles, émus, regards fuyants, difficile de supporter très longtemps le regard de l’autre, l’affection qui y transparaît, s’y réfléchit comme en miroir, jusqu’au moment où ils comprennent enfin cet effet miroir, ce qu’il signifie, chacun se met à la place de l’autre, saisit ce qu’il ressent, ils peuvent enfin se regarder en face, commencer à se comprendre, je te regarde, tu as de la peine, tes yeux embués de larmes, tu te retiens de pleurer. Le bruit du verre résonne encore en toi, le bris qu’il appelait, le bruit vibrant qu’il a produit, son désastre sur la table.

Ni l’un ni l’autre n’est en état de faire signe à la serveuse pour qu’elle vienne essuyer la trace d’humidité d’un coup de chiffon nerveux. Elle ne vient pas d’elle-même nettoyer la table, elle est sans doute trop occupée par les préparatifs du repas, le service ou dans l’indifférence de ce modeste incident domestique, continuant à vaquer à ses occupations, les laissant s’en débrouiller.

Ce qui commence dans un rêve et se prolonge dans d’autres rêves mais dont on pressent qu’il s’agit d’autre chose qu’un rêve, qui dépasse le rêve, se prolongeant dans la journée, par bribes imbéciles, instables, on ne sait pas de quoi il s’agit, au téléphone, dans la rue, devant un film, en discutant avec un voisin, en faisant l’amour dans la pénombre de sa chambre, l’impression passagère d’avoir été transporté dans un rêve qui revient vous hanter, en boucle, jamais tout à fait semblable en même temps, changeant à quelques détails près, l’émotion intacte cependant, mais c’est autre chose qui refait surface en nous, quelque chose qu’on ne peut déceler, dans tous ces gestes du quotidien qu’on appelle l’habitude.

La flaque d’eau sur la table évoque, par sa forme éclatée et ses contours aux dessins ciselés d’île imaginaire dessinée à la main sur une carte improvisée, la tâche de sang d’une blessure dont le rouge se répand doucement sur la toile de coton blanc d’une chemise, gagne du terrain en silence, inexorablement. Ils ne s’en rendent pas encore compte, confus et troublés par l’incident, mais ici, c’est le mouvement contraire. La tâche va s’évaporer petit à petit.

Le temps passe. Lentement. Et je m’obstine à penser à elle qui ne me voit pas parce que je la regarde trop. Je fais attention à surtout ne pas être trop insistant, ne pas l’observer longuement, mais je sais qu’il est déjà trop tard. On ne peut pas faire machine arrière. Je me suis engagé. Un rêve suit son chemin propre mais jamais on peut y naviguer à son aise, mener la barque comme on veut, il faut se laisser guider, parfois se laisser porter. Je ne peux plus rebrousser chemin.

La jeune femme veut reprendre la parole, mais son compagnon l’en dissuade, sans violence ni précipitation, d’un geste tendre mais sûr, pour temporiser, il a besoin d’un peu temps, lui fait signe de la main, paume tendue vers elle, d’attendre un peu. Attends…

Elle comprend parfaitement son geste en le voyant regarder fixement la flaque d’eau, ce n’est pas un arrêt, un interdit, rien d’hostile ou de menaçant, la certitude qu’il a besoin d’attendre que celle-ci ait totalement disparu, qu’il n’en reste pas la moindre trace sur le Formica luisant d’usure. Un pari fou qui pourrait paraître insolite, inconséquent, déplacé, mais dont elle sent bien la finalité secrète, agissant pour lui en intime talisman. Si cette flaque disparaît sous leurs yeux, en leur présence commune, tout pourrait bien se finir, être oublié, effacé, pour éviter ces phrases qu’on lance à l’emporte-pièce sous le coup de la colère, l’emportement : si tu passes cette porte, ce n’est pas la peine de revenir, c’est fini entre nous, tu me perds à tout jamais, je ne veux plus te voir, disparais de ma vue, sors de là, tu es morte, ces phrases que l’on regrette déjà d’avoir prononcées, que l’on voudrait taire, oublier, effacer au lieu de leur obéir.

Sur le pan de mur face au comptoir, la pièce est toute en longueur, le patron du café a fait installer, bord à bord, une série de cadres photo avec le portrait de ses plus fidèles clients, les cadres bon marché d’une quinzaine de centimètres de hauteur sur une dizaine de larges, sont en bois, la tranche fine, mais l’ensemble que compose ce tableau en forme de pêle-mêle a quelque chose d’inhabituel et de touchant en ce lieu reculé. Ce café est fréquenté par une clientèle disparate, le matin et le soir, alcooliques, prostituées, travelos de retour nocturne du travail, ou travailleur s’y préparant à l’aube. Dans la journée, il gagne en tenue avec les clients qui transitent par ce quartier, les étudiants et les actifs (commerçants, employés de bureaux).

Je n’ai jamais su la raison de la présence de ces photos qui transfigurent ce lieu morne, car j’ai commencé à le fréquenter bien après leur mise en place et je n’ai jamais osé en demander l’origine ou l’explication au patron du café. C’est un commerce qui n’est pas situé sur un axe passant, il n’est connu que du voisinage. On ne s’attend pas à trouver à cet endroit pareille œuvre, car pour un œil avisé, la dimension hallucinée de cette composition, là où absence et existence se confondent, est évidemment artistique.

Les habitués du café restent indifférents à leur portrait figé, dans un temps donné parfois déjà lointain, abstrait, et ceux qui ne figurent pas au tableau de chasse comme le nomment les plus mécontents qui n’en saisissent pas la beauté ni la poésie, haussent les épaules quand on leur demande pourquoi leur portrait n’est pas exposé, espérant secrètement qu’il soit bien présent mais dans un endroit où il ne l’aurait pas encore repéré, à l’abri des regards indiscrets, dans une zone difficile d’accès ou dans la pénombre d’un recoin de cet obscur café.

Tous les jours je buvais mon café en essayant d’attirer l’attention de la serveuse, mais sans pour autant lui adresser la parole. Si je l’avais croisée dans une soirée, il aurait été facile de discuter, d’entrer en contact avec elle, mais entre nous l’ordre des choses avait été bouleversé d’entrée, rien ne s’était déroulé comme il aurait fallu, j’étais entré par hasard dans le café et je ne l’avais remarquée qu’en sortant, de dos, car ce jour là elle avait pris son service plus tard.

Quelque chose en elle me rappelait un être familier dont je n’avais plus aucun souvenir précis, il ne me restait d’elle que cette sensation confuse, une proximité incompréhensible. Je ne pouvais pas dire que j’étais attiré par elle ou que je l’aimais, si cela avait été le cas, j’aurais montrer clairement mon intérêt pour elle, revenant chaque jour je serais allé vers elle, lui aurait parlé, mais je passais juste boire chaque matin un café, depuis ma table près de la vitre je l’observais sans me faire remarquer, ni ostentatoire, ni inconvenant, aucune attirance, aucun désir, je la regardais s’activer comme tous les autres clients pouvaient le faire, comme son attitude, son corps, sa beauté et son insouciante jeunesse nous invitaient à le faire, d’un œil envieux emprunt de nostalgie, le temps de boire mon café, de lire le journal du matin que j’achetais au kiosque avant de prendre mon métro, et dix minutes, un quart d’heure plus tard je sortais du café en laissant toujours la monnaie traîner sur la table, laissant quand je n’avais pas l’appoint une somme plus importante sans attendre qu’elle vienne ramasser les pièces, pour éviter que nos regards ne se croisent, qu’elle ne se sente pas obligée de me remercier plus que d’ordinaire. J’étais incapable de faire autre chose que la regarder, irrésistiblement attiré par elle. Il arrive parfois qu’en vacances, à la mer ou à la campagne, on ne puisse s’empêcher d’assister en fin de journée au coucher du soleil, de chercher les arcs-en-ciel après chaque pluie d’orage, ou de lever le nez en fermant à peine les yeux quand le vent se lève et tourbillonne en faisant frissonner les arbres.

Je pensais parfois que j’avais peut-être déjà rencontré cette femme sans me l’avouer vraiment, dans une autre vie, souriais-je sans oser obtenir d’elle la moindre confirmation. Je devinais sa réaction, prévisible, je ne voulais pas la provoquer. Mon intérêt pour elle était d’une nature bien différente, elle me rappelait quelqu’un dont j’avais perdu le souvenir. Je sais, ça ne veut rien dire. Elle ravivait en moi le souvenir d’un oubli. Pas mieux. J’ai beau tourner la phrase dans tous les sens, ce n’est guère plus crédible. Peut-on se souvenir d’un oubli ? D’un visage perdu, d’une image effacée ?

J’ai longtemps cru que c’était insensé, mais son visage si particulier m’encourageait à la croire réelle. Du mal à croire à ce que je dis. Je me mis à espérer, à retrouver peu à peu la mémoire, à raviver les couleurs de cette image enfouie si profondément au fond de ma mémoire, sous les strates du palimpseste de mes souvenirs passés, de mes émotions disparues.

Je prenais de ses nouvelles, l’inventais à distance, comme une personne que l’on a connue dont on ne partage pas la vie, le quotidien, et que l’on ne voit plus depuis longtemps. Dans le rêve d’un autre dont le rêve se confond, minutieux calque, trait pour trait, dans une nuit dont on se réveille au matin, étranger à soi-même, à côté d’une inconnue, le visage de l’une masquant celui de l’autre, effaçant malgré soi l’être aimé, chéri si intensément, qu’une dispute, un verre renversé, et toute cette eau qui se résorbe lentement, avec le temps, dans l’attente d’un événement qui ne peut se reproduire, impossible, la peine d’une disparition qui ne s’efface pas, une flaque, une blessure, tâche rouge qui grandit sur la chemise qu’on voudrait voir disparaître, en un mot une cicatrice, mais dans le rêve d’un autre, dans le même lieu, ce café où nous nous étions rencontrés puis disputés, mais beaucoup plus tard, tenter de s’y retrouver et s’y perdre à nouveau, et puis disparaître.

Je ne l’ai jamais revue, c’était son dernier jour au café.


LIMINAIRE le 18/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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