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Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

B comme Bibliothèque : la vidéo



Le temps n’existe pas

Je ne suis plus le même depuis ton départ.

Je suis désœuvré. Du mal à me concentrer. Je m’enferme souvent dans mon bureau. Sur les murs les étagères qui contiennent nos livres. Je parcours nonchalamment les rayonnages de la bibliothèque. Avant de partir ma femme a pris soin d’enlever tous les livres de notre bibliothèque. Pour distinguer nos livres, elle avait créé un tampon qu’elle encrait de couleurs différentes pour différencier ses livres des miens. J’avais choisi le bleu, elle avait préféré le rouge. Elle ne jetait rien. Une de ses habitudes. Pas de larmes, pas de douleurs.

Je me retrouve seul aujourd’hui encore dans la bibliothèque. La fenêtre est ouverte. Je me place à côté, tout en regardant dehors de manière distraite, rêveuse. Tout me paraît si lointain. Le vent fait danser le rideau blanc. Je me souviens. J’ai toujours aimé cacher des secrets au milieu des livres, de menus trésors dérobés au temps. D’anciennes lettres, des timbres, des photographies, des coupures de journaux, des cartes postales, des pages de livres arrachés à d’autres livres, des cartes à jouer, des cartes de visite, des fleurs séchées, des trèfles à quatre feuilles. Des billets. Et même un chèque. Des marques-pages que j’oubliais le plus souvent à l’intérieur des livres.

Le temps n’existe pas. Le passé, c’est une mémoire qui n’existe pas. Le futur n’existe pas encore. Notre présent, ça n’existe pas. Ce n’est rien. Fragments d’histoires anonymes, de non-événements, des bribes de souvenirs à reconstruire ou à fabriquer.

Je ne le faisais plus depuis longtemps. Avec mon travail, la lecture est passée au second plan. Ma femme quant à elle ne lit plus depuis la naissance de notre fille. J’ouvre un livre au hasard pour en lire un passage à haute voix. Ma voix emplit l’espace de la pièce d’une étonnante manière.

« Il se peut que ce qui rende le passé si lourd et si prégnant ne soit rien d’autre que la trace d’habitudes disparues dans lesquelles nous ne pourrions plus nous retrouver. La manière dont ce passé est combiné aux grains de poussière de notre demeure en ruine est peut-être le secret qui explique sa survie. » [1]

Une réflexion ténue et sincère portée sur l’histoire et l’actualité d’un monde au sein duquel les notions de vérité, de certitude et de confiance vacillent non sans violence. Mouvement empreint d’une inquiétude et d’une immense liberté.

« Jamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé. Et c’est peut-être une bonne chose. Le choc de la retrouvaille serait si destructeur qu’il nous faudrait cesser sur-le-champ de comprendre notre nostalgie. Mais c’est ainsi que nous la comprenons, et d’autant mieux que le passé est plus profondément enfoui en nous. Comme le mot oublié, encore sur nos lèvres il y a un instant, qui délivrerait notre langue dans une envolée démosthénienne, le passé nous semble alourdi de toute la vie vécue qu’il nous promet. » [2]

Ce passage me laisse rêveur. J’ai l’impression de retourner pour un but précis, un rendez-vous de travail, dans des endroits que j’ai découvert plusieurs années auparavant, au hasard d’une promenade à l’époque, et que je les vois sous un jour nouveau, discrètement transformé, décalé, avec cette étrange sensation que la photographie nous laisse d’un lieu.

Les images s’éloignent très lentement. Photographies en noir et blanc, très contrastées. D’une grande beauté. Le temps de les voir disparaître. Et pourtant quand elles finissent par s’effacer entièrement, remplacées les unes par les autres, on se rend compte qu’on ne les verra plus, on voudrait revenir en arrière mais rien n’y fait. Le mouvement est inexorable. Rien ne pourra l’arrêter. Admettre alors que contrairement à ce qu’on toujours cru, la coutume qui veut qu’on voit sa vie défiler au moment de mourir sous la forme d’images défilant en accéléré, rafale d’images affolantes en flux lumineux, est fausse, trompeuse. C’est un leurre. La lenteur annonce la mort et c’est toujours trop rapide.

Le souvenir s’éloigne mais il revient. Comme un fleuve en crue. Ce sont les rives du temps. Mais le temps ne va rien nous prendre. Dans l’inconnu des flaques, le miroir et ses énigmes. La trace de mes pas s’effacent.

Je ferme le livre. Je le range dans la bibliothèque. Le temps n’existe pas.

[1Walter Benjamin, Sens unique, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1978-1988

[2Walter Benjamin, Sens unique, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1978-1988


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