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Un rêve de ville

Comment la ville se construit en nous, comment elle s’impose comme une évidence, comment elle nous attire, nous accueille avant même qu’on y vienne ou qu’on y vive, son désir grandissant en nous avant même de pouvoir le nommer, c’est ce que ce très beau livre de Joachim Séné, Village, édité par Publie.net décrit avec précision et sensibilité.

Bien sûr, on pourrait croire que ce récit s’apparente avec ses souvenirs au livre de mémoire, à la biographie, celle d’un enfant pour qui le village est le centre du monde. Dialogue entre l’adulte et l’enfant qu’il était, entre l’adolescent et l’adulte qu’il espérait devenir, et passage à travers le temps, ses allers-retours, du village à la ville.

« Il faut dire que tu es enfermé dans l’enfance, que ton âge, même adolescent, est cet âge de solitude en laisse, la liberté te tuerait et l’enfermement te tue également, tu ne sais pas, tu attends, tu imagines et tu es, bien sûr systématiquement déçu, impuissant, spectateur d’un film dont l’écran ne peut être traversé. »

À travers la description de son village c’est la perspective de la ville qui se dessine au loin, « cet anonymat si longtemps envié aux citadins » qui l’attire et le pousse à s’éloigner, cette « source vivante en ville de ce qui tue ici », un refuge, un repère, une route où « la ville reste une possibilité, comme une photographie dans un livre de voyage, une description dans un roman d’anticipation, un décor que tu ne peux pas toucher » : un rêve de ville.

« La rue où tu vis est en cul-de-sac, il n’y a rien en sortant à gauche, qu’au bout le cimetière du Village. Devant le cimetière la route s’essouffle en petits cailloux et en poussière grise, idéal pour les dérapages à vélo, après cinq cent mètres à fond la caisse. Mais le soir il te faut vite rentrer car nous connaissons, du Village, les histoires de fantômes qui, faits de fumée blanche, sortent des tombeaux pour agripper tes roues de vélo, tes chevilles, et te tirer à eux et tout ce qui restera de toi alors sera la trace de tes mains essayant de se retenir au gravier des allées. Pour aller au cimetière, grand plateau, petit braquet, longeant les haies sauvages, devinant au passage dans les fourrées les animaux enragés qui grognent et menacent, les animaux prédateurs qui te courent après, leur souffle au rythme de ton pédalier, le vol continu des balles perdues des chasseurs, les fantômes des soldats morts. Car tu le sais : le plat pays du Santerre est sang de la terre, c’est là que tu vis. Et les briques des maisons sont de terre rouge. Et ces obus trouvés dans les champs. Et tous ces cadavres que tu sais sous le limon, nourrissant haricots et patates, tous ces soldats morts à chaque guerre depuis mille ans, chaque guerre se plaît à jouer ici depuis sûrement plus de mille ans, les Flèches du Moyen Âge et les obus du XXe siècle partageant le goût pour ces horizons plats à faible densité de population. »

Vue du Santerre dans la Somme prise sur Street View

C’est l’idée de ville qui guide l’enfant de ce récit. « L’idée de ville, celle de la télé, Los Angeles, San Francisco, les autoroutes et le désert. »

« La terre c’est l’oubli, la promesse de recouvrir, de décomposer, sans jamais laisser recouvrir, quelque chose aura pris racine par-dessus, comme on voit dans certains cimetières une tombe éventrée par un tremble nouveau. Reste la question du métal, pourtant si fin. Il se décomposera aussi, ou sera éventré, à tout le moins ouvert, déplacé, mais peut-être disséminé autrement, égrenant une mémoire nouvelle sur un oubli passé. »

Aux souvenirs des séries Mission : Impossible, Chapeau melon et bottes de cuir ou les films évoquées Star wars c’est une autre série dont le titre même du livre et ses thèmes (les échecs, la perte, la volonté, l’île, l’isolement, l’identité, la lutte) que le livre nous rappelle : Le prisonnier.

Cette série utilise habilement ce que Stanley Kubrick nommait « la zone fertile de l’ambiguïté ». En fait, chacun peut voir dans Le Prisonnier ce qu’il a envie d’y voir. « Ciel vide et une route, c’est le début. » Dans le très beau projet Lotus Seven, Christine Jeanney, édité en 2013 par Publie.net, s’intéresse à cette série : « Trop grande la fuite, et trop large le Village, bien plus grand que les cartes sur lesquelles on peut suivre les contours, vues d’avions avec la mer et des pans de pays inaccessibles, hors zone, le hors zone aurait été plus facile à penser à étreindre que ce village cerné serti insaisissable entre cailloux et eaux. »

« Le Village n’est pas la vile parce que, aussi, il n’y a aucun commerce. Ni épicerie, ni boulangerie, ni bar-tabac, ni primeurs, ni bazar, ni presse, ni librairie, ni marchand de chaussures, ni marchand de rien, il n’y a pas de publicités, pas de coiffeur et son jeu de mots à l’enseigne, pas d’opticien, pas de ligne de bus (un autocar passe), pas de métro, pas de tramway, pas de vendeurs de bagels au coin des rues, pas d’éclairage néon dans la galerie commerciale, de pas de galerie commerciale surtout, ni de vitrine allumée jusqu’à minuit, pas de pute, pas de salon de massage, pas de trafic de drogue, pas de racket, pas d’agression à mai armée, pas de voiture de police sirène hurlante, pas de caméra de télévision qui diffuse et rediffuse tout ça jusqu’à infusion complète avec commentaires et violons graves, pas de bruit, pas de ciel vidé de ses étoiles par les lampadaires noctambules, rien que la pluie, la pluie contre le bitume. »

C’est un parcours, raconter le lieu d’où l’on vient, où l’on a vécu, son enfance au village, en décrire les habitants et leurs histoires, leurs secrets et leurs trésors, les rues et les rituels, les jardins et l’odeur de la terre, les souvenirs et ceux qu’on a perdus pour pouvoir prendre enfin distance avec cet endroit, avec ce temps là, révolu où l’on rêvait à la ville et le voir alors apparaître à l’envers, dans la forme du Village figée par les mots, le langage, dans une perspective inversée, c’est alors « comme se réveiller d’un rêve qui réveille en sursaut dans un autre rêve. »


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