Il y a quelques semaines, me promenant rue de la Grange aux Belles pour prendre des photos pour mon projet Planche-contact, je photographie ce grand mur derrière l’hôpital Saint-Louis, un mur devant lequel je passe très souvent et qui me rappelle celui de La Friche Belle de Mai que je photographie à chaque fois que je vais à Marseille.
En quelques instants le mur change littéralement d’aspects sous une lumière évanescente, tour à tour rasante ou frontale. J’essaye de fixer la moindre de ces variations. Un riverain s’approche et m’indique sans détours d’autres murs à prendre en photo dans le quartier. Et nous commençons à évoquer tous les chantiers du quartiers et toutes les interventions de street art que l’on peut y voir. Une femme le rejoint et se mêle de la conversation. Ce qui m’étonne le plus c’est qu’il a tout de suite pensé que je m’intéressais aux murs peints, alors que ce qui m’attirait là était ce mur nu, sous des lumières variées. Depuis longtemps les murs retiennent mon attention et je les photographie : les murs qui nous séparent des autres, qui nous emprisonnent, les murs sur lesquels nous écrivons, où nous nous affichons, les murs en ruines, les murs sur lesquels nous grimpons, ceux que nous escaladons, les murs que nous dressons en nous, les murs qui nous protègent, les murs que nous construisons, les murs que nous détruisons, les murs que nous longeons et ceux que nous traversons...
Sans mots, marche dans le fourmillement de cet air privé de mots, regarde la lumière traverser retourner sans vue suivi des doigts, ligne des murs, essayer de retrouver des lieux ou le sommeil seul bien brefs mouvements du bas du visage, aucun son seul bien.
Vous lui montrez les murs sans fenêtre, rien que cette porte par où celui qui vous parle est entré, et de l’autre côté les couleurs, le bruit, toute la variation du monde. Le risque de s’y prendre.
Des murs nus préservant la fraîcheur du jour, la lumière, son nom sur le bout de la langue, là là. Les arbres mettent des années à mourir, ils meurent longtemps. Dans un cirque de collines et de rochers, une vedette. Dans le couloir sombre, les yeux sont aveuglés, contraste saisissant.
Et ce sont tout à coup tous les murs de Rome qui me reviennent en mémoire.
Murs, murs est le portrait d’une ville, des aspirations de ses habitants, de leurs colères, vues à travers ses murs, écrans dans l’écran, mise en oeuvre de la « fenêtre ouverte sur le monde » d’André Bazin, poussée à sa limite extrême comme à son paradoxe constitutif d’obstacle qui donne à voir.
« On rêve de Los Angeles, ce qu’elle pourrait être, ce qui s’y cache, c’est ce qui inspire ces murs peints. »
« En 1981, écrit Jean-Michel Durafour, Agnès Varda réalise, avec Juliet Berto, le documentaire Murs, murs dans lequel elle a filmé des dizaines de murals peints dans la ville de Los Angeles (et dont la plupart ont aujourd’hui disparu). Tourné au début de la décennie, le film de Varda devait nous rendre vigilants à ce que la fin de cette décennie, avec la chute du mur de Berlin, contribuera à nous faire oublier, et que les années suivantes, avec le mur de sécurité israélien ou celui entre les États-Unis et le Mexique nous rappelleront brutalement : les murs ne sont pas appelés à disparaître ; l’époque des flux, des migrations « nomadologiques » et des « déterritorialisations », qui est de plus en plus la nôtre, s’accompagne, symétriquement, de la plus sédentaire, de la plus protectionniste et de la plus inquiète des réactions conservatrices, qui séquestre ce qu’elle défend. C’est précisément là que, comme dans un écho de la parole hölderlinienne de la présence de ce qui sauve dans ce qui menace, des mots, des couleurs – et Agnès Varda est allée les trouver dans l’inattendu, chez des ouvriers chicanos, sans prétention artistique affichée – peuvent transfigurer les murs dans un murmure, comme un « sur-mur », mur dessiné et surmonté, qui abat les cloisons, peuvent faire du mur qui fait obstacle un appel à l’imagination, une invitation, comme s’en souviendra Chantal Akerman en 2002 dans De l’autre côté, à en chercher la faille, à rejoindre ce qui se trouve par-delà. »
Mur Murs 1981 par le-pere-de-colombe
J’ai pensé bien évidemment aux murs, murs d’Agnès Varda en découvrant les murs peints de San Francisco
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« Dans La génération Invisible, j’envisage les possibilités qu’offrent des milliers de personnes munies de magnétophones portatifs, des messages transmis comme par tam-tam, une parodie d’allocutions présidentielle résonnant à travers balcons, fenêtres, murs et cours, à laquelle font écho des aboiements de chiens, des grommèlements de clochards, des bribes de musique et des rumeurs de circulation dévalant des rues ventées, traversant les jardins publics et des terrains de foot. L’illusion est une arme révolutionnaire. »
William Burroughs, La révolution électronique.
En octobre 1989, j’ai vingt ans, je séjourne seul pendant deux semaines à Berlin. Je marche. Je photographie. Je lis. J’envoie des lettres à mes amis. J’écris dans un cahier. Il porte le numéro 26. Terminé quelques jours avant la chute du Mur, le 9 novembre 1989.
Logique des murs. Inutiles murs. Et dangereux. C’est là que je voulais être. L’érection des murs signe toujours le début d’effondrement d’un système. Ils s’écroulent toujours, et moins sous les assauts extérieurs que par l’effritement interne car les murs étouffent d’abord ceux qu’ils sont censés protéger. Le monde connaît une contraction inexorable. Des crevasses pouvaient se produire à tout moment dans l’écorce terrestre. En voulant l’endiguer et en murant le monde, on fissure et on mine ce dernier. Rêver de carottes sans bâton. D’où, aujourd’hui, divers ersatz improvisés d’icelle. Le cessez-le-feu, insistent-ils, doit être durable, plutôt qu’immédiat. Dans un souci d’apaisement, j’apprenais qu’on nomme les vents selon la direction d’où ils viennent. Dénonçant la culture du secret.
Rien ne tient, tout bouge, ça ne vous fatigue pas ? Dans le désordre. Trouées de bleu, les nuages s’écartent. Bleuté. Beauté. Les sons se propagent à vitesse grand V. Sourire aux lèvres, le soleil qui joue avec mes impressions, ce soir, même une feuille qui bouge. Envisager les linéaments. Murs de Lapedina, dans le Cap Corse, les pierres inégales au sol, sans trouver la sortie fugitive. Sans un bruit. Loin déjà, souvenir. Écho. Trace traître.
Narrations facétieuses, en attente de superpositions aléatoires. Une nouvelle dimension sur nos murs, portes ou fenêtres, redéfinissant nos espaces et nos trajectoires. Et, chaque fois avec la brusque sensation d’une exploration éblouissante, après laquelle il fallait à mon coeur un bon moment pour revenir de là où il était retombé. Je ferme les yeux. Soleil à peine voilé sous l’épaisse couche de nuages. Ces formes animées réactives à nos moindres mouvements, émettent des sons comme si elles cherchaient à guider nos pas vers leur monde ; nous plongeant dans un univers propre à chacune.
Ce lundi de Pentecôte, nous nous rendons avec deux couples d’amis et leurs enfants au Parc des Buttes Chaumont, pour y pique-niquer au soleil. À peine installé, un couple avec une fillette, la jambe dans le plâtre, s’assoit à nos côtés. Nous reconnaissons tous Léos Carax. La dernière chose que j’ai faîte sur mon ordinateur avant que nous sortions, a été de regarder la bande annonce de son prochain film : Holly Motors. Je souris. Et la scène de Denis Lavant et sa chorégraphie nocturne le long des murs et palissades de Paris, me revient immédiatement en mémoire avec l’incontournable musique de David Bowie : Modern Love.
Et l’une des rares publicités que je peux regarder en boucle, avec la Sarabande de Haendel et cette série de murs traversés comme autant de haies, lui fait irrésistiblement écho. Libre de mouvement ou faire le mur semblent soudain signifier la même chose. Au moment de publier ce texte je découvre ce site : Les murs. « Murs dressés sur nos frontières en tristes reflets de ceux qui se sont sournoisement érigés dans nos têtes. »
« Au déclin du jour, il eut l’impression de ne plus rien tenir dans ses bras, que sa jambe glissait dans le vide. Il voulut crier un nom, un seul, mais aucun son ne parvint à sortir de sa gorge. Quelques larmes. Appartement du vide. Une ampoule pendait au plafond, un meuble sans tiroirs occupait un angle de la chambre. Pourquoi la souffrance est-elle plus forte que tout, plus forte que l’amour, plus forte que le désir de vivre ou de mourir ? Une fenêtre s’ouvrit violemment, une porte claqua, puis tout s’arrêta et se noya dans l’obscurité. »