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Un dialogue se dessine entre François Matton et Baudoin

François Matton entend des voix, comme il le décrit dans la vidéo présentant son dernier livre, Oreilles Rouges et son maître, paru chez P.O.L. Des voix qui remettent en question au quotidien l’intérêt et la valeur de son travail, ce sont des voix qui s’imposent à lui alors qu’il est en train de dessiner. Pour exorciser ses voix intérieures, il s’est mis à leur donner forme par écrit et c’est vrai que dans ce livre, le texte prend le pas sur le dessin, mais en même temps ce livre est avant tout un texte sur le dessin, une réflexion débridée et pleine d’humour sur le sens de l’activité de dessiner. Quel dessein au dessin ?



Les voix qui s’agitent, se disputent dans la tête de François Matton cherchent leur voie. Elles prennent la forme classique mais révélatrice du valet et de son maître qui n’est pas sans rappeler Jacques le fataliste et son maître de Diderot, et ses nombreux prédécesseurs littéraires, de Don Quichotte et Sancho Panza à Don Juan et Sganarelle.

« C’est le portrait en pied d’un poète bipolaire, mi serein mi paniqué, écrit Didier da Silva, qui ne répond qu’à un mot d’ordre : rester léger — et les lecteurs de François Matton connaissent bien ce personnage-là. Seulement voilà, cette fois, il est bavard, il a des choses à dire, et il abandonne le dessin pour la ventriloquie ».

Comme François Matton, Edmond Baudoin est dessinateur, il publie des bandes dessinées depuis 45 ans. Il signe ses livres Baudoin. La matière première de ses livres est autobiographique, tous ses dessins aux frontières de la peinture se retrouvent dans les histoires qu’il raconte. Les paysages et les amis comme décor et personnages de ses récits. Il est l’un des premiers à avoir introduit cette dimension autobiographique dans la bande dessinée.

Dans le film de Laetitia Carton, Edmond, un portrait de Baudoin, en salle depuis le 30 septembre, l’artiste évoque son travail de dessinateur, portrait d’un artiste généreux, au talent remarquable, homme affable, homme à femmes.

La caméra le suit dans tous les lieux de Villars, son village du Vars où il vit et travaille l’été. Au-delà du portrait de l’artiste, ce qui fait la force et la beauté de ce film, c’est de pouvoir suivre le travail de l’artiste au plus près et notamment, comme en miroir du portrait documentaire, son talent à faire le portrait de ceux qui l’entourent, le regard sensible qu’il porte sur eux, et cette leçon artistique d’une infaillible justesse, et d’une simplicité déconcertante qu’on est prêt à croire sans la remettre en cause par respect pour son œuvre, admiration de la certitude et de la conviction qu’il place dans son regard sur les choses et les êtres : il suffit de regarder avec suffisamment d’intensité ce qu’on veut dessiner pour y parvenir. Le geste de Baudoin est si précis, évident de grâce et de déliés, dans son explication comme dans sa réalisation, qu’on ne peut que le croire, car il a le geste aussi direct et que le contact avec les autres chaleureux, et cette envie, ce besoin de (se) raconter, que tout nous semble facile à l’écouter.



Le trait de François Matton a le même pouvoir ensorceleur. Dessiner non pas le réel mais, comme le précise Baudoin, l’émotion qu’on ressent en regardant le corps d’une femme nue, le paysage d’un matin d’été, un oiseau se posant sur une branche, ou un ciel d’orage. La description d’une nuit d’orage que le dessinateur raconte en image (à l’écran), de sa belle voix enthousiaste et sémillante, est à ce titre exemplaire. Il y raconte qu’il a fait l’amour à la nature un soir d’orage, nu sur sa terrasse, le corps battu par l’averse de pluie, dans les bruits de tonnerre qui déchiraient le ciel d’un noir profond, sans peur de la grandiloquence de cette scène, concluant même ce tonitruant récit, dans un sourire enfantin, pour excuser rétrospectivement la puérilité et l’exagération ridicule d’une situation qui le dépasse, mais qu’il est parvenu, par le récit enjoué qu’il en fait, à nous décrire très justement, comme si nous l’avions nous-même vécu.

François Matton procède de la même façon, il dessine tout ce qui l’entoure, l’encercle ou l’envahit, animal gris ou pensées noires. Pour Baudouin, c’est le récit qui permet de relier tous les éléments disparates qu’il a dessinés au fil des jours, alors que pour François Matton, le dessin est une activité qui pose question, agissant comme révélateur d’idées, de projets, de désir, de sensations et d’instants. « La force de ces dialogues philosophiques simulés, écrit Catherine Pomparat, ce qui détermine à chaque page écrite et dessinée, cette force – manifestation même de tous les « livres animés » de et par François Matton – c’est l’espacement entre deux situations qui ne peut être perçu autrement que par la création de l’artiste qui montre la présence d’un moment. »



Ce qui rapproche ces deux univers, le livre de François Matton et le film sur Baudoin, c’est le dessin bien entendu, leur passion du dessin, de la peinture, loin de tout académisme, de tout formalisme, l’un et l’autre les abordent en artiste, avec leur approche personnelle, en marge des formats traditionnels (Baudoin dessinait avant de publier des BD, la forme éditoriale des ouvrages de François Matton évolue en fonction de son projet), où le texte et le dessin dialoguent toujours.


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